dimanche 3 novembre 2013

  AUGUSTE SABATIER                                                           Commencé le 21/01/2013

                                                           Introduction

   J'ai terminé Filum Arianum sur le souvenir, par Paul Sabatier, d'une émouvante leçon d'Auguste Sabatier à ses étudiants de Paris. Mon dernier cours à la Faculté de  Théologie de Tananarive en 2003 fut consacré au même Auguste Sabatier. C'est dire que je veux arrêter là mon enseignement théologique.
  Il y a bien d'autres personnages venus plus tard et importants pour moi, à commencer par Adolphe et Etienne Causse, et Paul Sabatier. Pour qui connaît mon père et mon grand-père, ils sont la référence pastorale par excellence. Paul Sabatier fut aussi savant, et aussi illustre que son homonyme Auguste. mais il n'est pas un maître et considéra lui-même Auguste comme son "Maître bien-aimé".
   Au-delà de leurs différences de caractère et d'opinion, une différence rend le choix inévitable si l'on cherche son guide en Théologie: Il y a trop de secret dans la carrière de Paul Sabatier. Sa vie est passionnante, et confine au roman policier pour pénétrer les méandres de la politique cléricale, tout en déjouant l'espionnage, qui le poursuivait parfois en essayant d'utiliser ses enfants. Mais tout cela ne fait pas un maître à penser. De plus, les circonstances m'ont amené à me concentrer sur un problème scientifique particulier, que j'ai jugé capital, et concernant sa thèse sur saint François d'Assise.  Après cela, à bientôt 89 ans, je ne peux plus envisager les voyages et les recherches qui seraient nécessaires pour une biographie complète. Et puis, comment dire, je suis "brûlé". J'ai eu la chance, avec le Père Damien Vorreux qui s'est peut-être aussi brûlé pour moi, de trouver tous les éléments nécessaires à la solution de mon problème: briser un complot de haute tricherie érudite ayant pour but de démolir la thèse fondamentale de Paul Sabatier sur la manière dont la hiérarchie romaine avait muselé saint François. Cette biographie sera un best-seller de l'avenir.
     Il y a tout autant de secrets dans le Protestantisme et ils pèsent sur son Histoire.
   Mais avec Auguste Sabatier, rien n'est secret. C'est un homme public. Des secrets le concernant, oui.  C'est en 1972 que j'ai découvert la part prise par Tommy Fallot et la Direction de la Société des Missions de Paris dans une lutte secrète contre l'influence d'Auguste Sabatier. J'ai publié cela dans la Revue des Etudes Théologiques et Religieuses de Montpellier(XLVIII,1973, p.435-471: Le combat de T.Fallot) Mon titre primitif, le secret de TF, avait été corrigé par l'éditeur.  Le pasteur Eugène Bersier, qui avait contribué à la création de la Faculté de Théologie de Paris en 1877, et confiait au professeur Auguste Sabatier la Direction de son Ecole du Dimanche à la paroisse de l'Etoile, agissait secrètement contre Sabatier au Comité Directeur des Missions, pour faire interdire aux futurs missionnaires de suivre les Cours de Sabatier, à la Faculté, toute proche. Cependant Sabatier ne tarissait pas d'éloges et de témoignages d'amitié pour Bersier... Enfin, qui se donnera la peine de lire mon article de Montpellier y trouvera mention d'un jeune "pasteur de la Vallée du Rhône" ayant rendu visite à T.Fallot, car Sabatier le pressentait pour créer à Tananarive un enseignement supérieur de Théologie rattaché à l'Université de Paris. Fallot, après une réaction violente, prit le train pour Paris le soir même pour une rencontre secrète au Comité Directeur des Missions: Là, j'avais des moyens de recherche: ce ne pouvait être que le jeune Etienne Causse, le seul à pouvoir porter ce titre donné dans le compte-rendu du Comité Directeur des Missions. C'était en 1898. On comprendra que je ne puis prétendre à l'objectivité scientifique. Je m'arrête donc ici.
A d'autres d'étudier les manoeuvres d'un oecuménisme officiel soucieux d'en imposer la base trinitaire, qui risque de vider de ses Protestants un Protestantisme hérité de sa longue résistance, et de se trouver aujourd'hui sans voix devant l'Islam. Quand on parle des TROIS religions monothéistes, Chrétiens, Juifs, et Musulmans, C'EST QUE LE PROTESTANTISME N'EXISTE PLUS.
  Car, vis-à-vis de l'Islam, le Protestantisme est essentiellement différent du Catholicisme, même s'il l'oublie. Au moment de sa mort, Sabatier préparait un voyage en Egypte, avec un rendez-vous avec le Cheikh Mohammed Abdou, recteur de l'université Al-Azhar. Celui-ci écrivait du Protestantisme:

   Cette école arriva dans sa réforme à un point qui ne s'éloigne que peu de l'Islam; et même certaines sectes, qui en sont issues, sont parvenues à une croyance qui concorde avec celle de l'Islam, sauf en ce  qui concerne la reconnaissance de la mission de Mohammed; ce qu'elles professent ne diffère de l'Islam que par le nom et les rites, mais non par l'esprit.
(Risalat at-Tawhid, 1897 trad. Michel, 1965,  p.132)

  A présent, il y a des choses, dans l'Histoire de cet oubli, qu'il FAUT oublier. Le passage des générations en est une bonne occasion. Pour cela aussi, Auguste Sabatier peut être pris pour maître.
                                                                  I     L'esprit.

  Dans sa critique de la biographie du Cardinal Manning par Francis de Pressensé(1896), Sabatier écrit ses pages les plus célèbres, sur sa "Mère l'Eglise", qui fournirent à Charles Bost la conclusion de sa classique Histoire des Protestants de France(1924), plusieurs fois rééditée.
   
     Dieu m'a donné une mère qui n'était qu'une humble montagnarde. Je veux parler de l'Eglise des Cévenols, Eglise de pâtres et de paysans qui, persécutés atrocement pendant deux siècles par cette Eglise...une, infaillible, tant admirée par [certains], a vécu sans sacerdoce ni sacrements, sans infaillibilité, sans pasteurs même, uniquement avec la Bible au foyer de la famille et le témoignage du Saint-Esprit au fond du coeur.
      Dans sa misère, sa détresse, son ignorance, cette mère, qui longtemps n'eut d'autres refuges que les gorges des bois ou les cavernes des montagnes, n'en a pas moins enfanté de fortes générations de chrétiens vivants qui s'efforcent depuis un siècle de lui donner ce qui lui manque...Je ne saurais dire ce que j'éprouve pour elle de reconnaissance et de piété filiale quand je songe à ces deux choses que j'ai trouvées dans son héritage, et que je tiens pour les plus grands biens d'ici bas: l'Evangile et la liberté.(Revue Chrétienne, 1/11/1896)
                               
    Pour compléter ce tableau, il faut dire la vénération de Sabatier pour sa mère. Elle est dans le filigrane, avec toutes les grands-mères huguenotes qui ont appris à lire aux enfants sur leur Bible de famille; grâce à quoi, au temps des langues régionales, ils savaient le français, la langue du temple avant de devenir pour eux la langue de l'école publique. On pense aussi à la formule par laquelle Emile-G. Léonard ouvre son livre Le Protestant français (1953): "Le Protestant français est un noble."
Ainsi Sabatier s'exprime-t-il en mariant sa fille ainée, en 1899:

  Notre famille n'est ni noble de nom, ni riche de fortune. Mais s'il y a quelque noblesse dans la dignité modeste de la vie, dans une tradition soutenue à travers plusieurs générations de labeur honnête, de droiture et d'honneur, vous ne dédaignerez pas cet héritage... (John Viénot, Auguste Sabatier, 1927, p.11)

  Quand, en 1863, il eut fini brillamment sa licence en Théologie à la Faculté de Montauban, avec une Thèse sur La personne de Jésus dans les trois premiers Evangiles, devant un jury dont pas un membre n'était docteur, la question de son avenir se posa. On lui conseilla d'aller passer un an en Allemagne. Il fallait de l'argent. Sa mère lui dit: Il y a mille francs dans la maison. Prends-les.
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  Quand on a lu la belle biographie d'Ernest Renan publiée récemment par M.Van Deth, on ne peut manquer de remarquer un réel parallélisme de leurs origines et de leurs vocations. Et même crise en face du fossé qui sépare du monde culturel la religion du peuple chrétien.
  Pour avoir affronté ce problème, Renan se mit à dos toute la hiérarchie catholique dont se trouvait déshabillée l'incompétence théologique. Le même problème a détruit l'influence de Sabatier dans le Protestantisme, avec des différences qui sont réelles et tiennent à la différence des contextes, mais avec une identité de fond. L'orthodoxie ecclésiastique  a régné sur la Faculté de Théologie de Montauban, grâce à la démocratie électorale. Que demande le peuple ignorant ? Des pasteurs pieux, qui prêchent bien, notamment aux enterrements. Ainsi sont nommés professeurs des pasteurs distingués, chaleureux, et sont écartées les candidatures savantes. L'idéologie adaptée au système, c'est que la science est dangereuse pour la foi, et cette idéologie reste puissante aujourd'hui encore.
   Auguste Sabatier est né dans ce milieu piétiste et il a aimé cette mère ignorante au dévouement sans borne, la sienne d'abord, puis Madame Sardinoux, femme du Doyen de Montauban, véritable mère des étudiants. Il n'aimait pas Michel Nicolas, le seul savant de la Faculté, seul docteur, seul titulaire, avec toutes les conséquences morales qu'on devine entre collègues. Il n'aimait pas Renan.
   Mais il avait,lui aussi, la passion de la vérité. Et le génie qui trouve. Il fut nommé à la Faculté de Strasbourg en décembre 1868 comme candidat orthodoxe, puisque venant de Montauban, et donc reçu avec une méfiance  courtoise, qu'il désarma par ses talents et par son charme. Sa Thèse de Doctorat sur L'apôtre Paul, esquisse d'une histoire de sa pensée, soutenue le 9 avril 1870, fut un évènement à tous égards. Scientifique d'abord, je l'ai dit dans Filum Arianum. L'idée d'une évolution dans la théologie de Paul peut nous paraître évidente aujourd'hui. Elle ne l'était ni pour Edouard Reuss et Timothée Colani, dans son jury, ni pour personne. Mais ils rendirent un hommage éclatant à la soutenance du nouveau docteur. Evènement moral ensuite. La guerre qui éclate trois mois plus tard et le désastre en retarderont la manifestation: Les libéraux seront les premiers à comprendre qu'objectivement il était, malgré ses dénégations, passé de leur côté, et parmi eux les Wust, la belle-famille de Paul Sabatier.  John Viénot raconte à ce sujet(p.351) une conversation avec Auguste Sabatier de M.Wust, père d'Emma Wust et de Léna Sabatier: "De quel parti êtes-vous ? -Je m'efforce de marcher sur la crête du toit - Prenez garde, vous ferez la culbute de notre côté".
  Edouard Reuss y alla carrément et déclara un jour (ibid. p.346): "Sabatier sera, dans la France protestante, le théologien le plus distingué, le critique le plus éminent, le plus apprécié apôtre de la vraie religion, celle de l'Evangile, celle du Christ."
  L'opinion orthodoxe mettra un peu plus de temps à classer Sabatier. Le moment décisif se situe sans doute à la Conférence de Rouen, le 8 Novembre 1876. La masse du Protestantisme ne pouvait se résoudre à la scission qui s'était produite au Synode National de 1872. Celui-ci avait été bien préparé par Guillaume Guizot, fils du célèbre historien et homme politique, étant bien placé pour cela au Ministère des Cultes. Chaque paroisse étant représentée au Synode par un pasteur et un laïc, la loi électorale donnait le même poids aux paroisse historiques telles que Nîmes et des petites paroisses récemment issues des mouvements d'évangélisation. Grâce à quoi le parti orthodoxe obtint une majorité de 60 voix contre 45 pour réclamer d'adhésion individuelle des pasteurs à la Confession de foi de La Rochelle de 1571. Les Libéraux se sentirent floués. Certains partirent. Pour le peuple lui-même, c'était un désastre moral. Ce fut l'objet de la Conférence de Rouen, que d'arriver à une réconciliation, et l'orateur désigné pour le grand discours fut Auguste Sabatier.
  Il le fit, dans son style émouvant et simple autant qu'érudit, et il obtint un accord unanime sur les deux points suivants: 1°- Le synode national était légal. Certes, il avait commis une faute en réclamant au Gouvernement d'imposer à l'Eglise Protestante une loi dogmatique; mais puisqu'elle avait été votée, les Protestants devaient la respecter, et les pasteurs, en particulier, ne jamais l'attaquer publiquement.
  2°- La majorité du Synode pouvait changer à l'avenir les décisions de 1872, étant souverain.
   Un mois plus tard, le parti orthodoxe, réuni à Lille le 9 décembre, fit machine arrière, considérant les décisions de 1872 comme définitives. Seul devait compter le Synode de 1872.
   Ainsi s'organisèrent le "Synode Officieux", orthodoxe, qui prit bientôt le titre officiel "évangélique", et une "Délégation Libérale", dont bien des membres s'affirmaient "Libéraux évangéliques", système qui fonctionnera jusqu'à la Séparation des Eglises et de l'Etat en 1905.
  Sabatier avait perdu. Il n'admit jamais qu'il fût devenu libéral. Il demanda toujours aux étudiants sortant de la Faculté de signer la Déclaration de Foi du Synode de 1872. Mais il ne lui appartenait pas de définir l'orthodoxie protestante.   A qui, au fait, si ce n'était pas au Synode National  ?

                                                               II. L'enseignement.

En 1897, la Faculté de Paris rend éliminatoires le grec et l'hébreu aux examens. Le Doyen Sabatier s'en explique lors de la cérémonie d'ouverture:

   Théologiens protestants, devons-nous accepter cette subordination de notre intelligence à l'interprétation de traducteurs, si distingués soient-ils ? Nous laisserons-nous remettre sous le joug d'une vulgate par impuissance de lire les livres originaux de la Bible? Ne sentez-vous pas que cette faculté que je vous demande d'acquérir, de remonter au texte primitif, c'est la garantie même de votre liberté chrétienne et que le jour où, par notre faute, nous l'aurions perdue, il n'y aurait plus de théologie protestante.
  Comment, par exemple, sans cette connaissance du grec et de l'hébreu, feriez-vous jamais un peu d'exégèse grammaticale et historique? Combien de choses claires dans l'original deviennent obscures dans une traduction et combien de choses tranchées dans une traduction sont indécises dans l'original ! Essayez de saisir la différence, en français, des mots sάrkinoς  et sarkikός (1 Cor. III,1-3) ....

  Ayant eu l'occasion de lire l'opinion de Maurice Goguel, que la distinction était insignifiante, et incompétent moi-même pour la saisir, j'ai demandé à mon ami le Missionnaire Panayotis Meletopoulos, ancien grand avocat en Grèce, de me l'expliquer, car, dans toutes les traductions françaises, les deux mots sont rendus par le même mot français: "charnel". Il s'est mis à rire.
-C'est vrai, la différence existe; elle est un peu difficile à expliquer. sarkikός est le mot philosophique opposé à pneumatikός , spirituel. Quant à sάrkinoς , vous le direz d'une belle fille, bien en chair.
- Nous dirions: "bien roulée"...
-Non; nous aurions pour cela des mots bien plus coquins. Simplement, vous aimez la regarder...

Muni de cette clé, reprenons le texte en question dans la traduction classique Segond:
  Pour moi, frères, ce n'est pas comme à des hommes spirituels (pneumatikός) que j'ai pu vous parler, mais comme à des hommes charnels (sάrkinoς), comme à des enfants en Christ. Je vous ai donné du lait, non de la nourriture solide, car vous ne pouviez pas la supporter; et vous ne le pouvez pas même à présent, parce que vous êtes encore charnels (sarkikός).
En effet, puisqu'il y a parmi vous de la jalousie et des disputes, n'êtes-vous pas charnels (sarkikός) ?

Tout est clair; puisqu'on se dispute à Corinthe entre partisans de Paul et partisans d'Apollos, on est  sarkikός et non pas encore un chrétien pneumatikός. Et nous voyons en même temps Sabatier se tenir "sur la crête du toit" entre "orthodoxes" et "libéraux", comme il disait au beau-père de son homonyme Paul Sabatier, M.Wust de Strasbourg. Plusieurs des disciples d'Auguste Sabatier tentèrent comme lui de refuser l'étiquette "libérale" et de rester "sur la crête du toit". Pas facile...
  ...D'autant moins que les non-professionnels de la controverse faisaient parfois d'étranges erreurs. Ainsi, au dire de J.Viénot (A.Sabatier, p.243) ceci d'Albert Réville, la bête noire des "Orthodoxes":
 
   Prêchant un jour à Montbéliard, A.Réville obtint d'une vénérable auditrice orthodoxe ce certificat d'édification: "On voit bien que c'est là un de nos bons pasteurs évangéliques. Les autres ne prêchent pas ainsi." Elle ne fut "scandalisée" que quand elle sut le nom du prédicateur.

   Disons que la plupart des auteurs parlant de Sabatier l'ont considéré comme "libéral", et beaucoup de Libéraux se sont réclamés de lui. Mais ceux qui l'ont très bien connu ont toujours protesté. Et surtout lui-même a toujours récusé ces partisans libéraux, qu'il insinuait ainsi comparer aux disciples corinthiens de Paul: saint Paul lui-même les récusait: vous n'êtes pas encore vraiment spirituels...   Ce qui est vrai, c'est qu'il n'a jamais considéré les ténors du libéralisme comme des pestiférés de l'Eglise. Il est toujours resté un ami pour Ferdinand Buisson, Jules Steeg, Félix Pécaut, Albert Réville.
  Passons. On retiendra que Sabatier connaissait admirablement le grec, son importance pour un pasteur, et il se montrait en conséquence très exigeant.
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  Il n'était pas moins exigeant sur le plan de la piété. C'est ici l'héritier de la vieille mère cévenole qui parle, et s'exprime à la leçon d'ouverture de 1894,son premier discours en tant que doyen, et cite saint Paul qui vient, justement, de rappeler à Timothée la foi de sa grand-mère Loïs (en grec mammh, mamie!) et de sa mère Eunice (2 Tim. 1,5-6)  :

   Je n'ajouterai plus qu'un mot, et ce mot sera pour vous, Messieurs et chers étudiants. C'est un mot laissé par l'apôtre Paul à un étudiant du premier siècle de l'Eglise, à son fidèle disciple et successeur Timothée:(bien sûr, il cite en grec,puis traduit) Rallume chaque jour le don de Dieu qui est en toi. Ce don spirituel qui vous met à part et qui vous sanctifie non seulement entre les autres étudiants de l'Université de Paris, mais entre tous les membres de nos églises, c'est la vocation intérieure que vous avez reçue de Dieu et à laquelle vous avez librement obéi en venant ici: la vocation au ministère évangélique. L'appel de Dieu a jailli dans votre conscience religieuse comme une faible étincelle d'abord, et puis vous a brûlé comme un feu divin auquel vous n'avez pu résister. C'est ce feu qui doit vous réchauffer, vous éclairer et vous purifier tout le long de vos études. Ne le laissez pas s'éteindre; vous vous trouveriez dans le froid, dans la nuit et dans la vie mauvaise.
    Le moyen de l'entretenir et de le rallumer sans cesse, c'est d'avoir toujours le regard de votre âme attaché à l'idéal de ce ministère sacré, idéal si parfaitement incarné dans la personne de Jésus-Christ, réalisé dans sa double oeuvre de guérison et de prédication, consommé et glorifié d'une gloire divine dans le sacrifice de sa mort. C'est à cet idéal du ministère évangélique que notre maison est consacrée. Il doit inspirer d'un bout de l'année à l'autre tout l'enseignement des maîtres, toutes les études des élèves.
    Que rien ne vienne jamais en abaisser la dignité ou en voiler l'éclat devant votre conscience ! Souvenez-vous que le ministère du pasteur n'est pas le lot des mercenaires. On l'a défini avec raison la plus belle, la plus haute des vocations et le dernier des métiers (Frédéric Monod). Vous ne le réduirez pas davantage à un correct et respectable fonctionnarisme ecclésiastique où l'attachement aux formes dogmatiques et liturgiques remplacerait l'amour de la vérité et l'amour des âmes. Voulez-vous un signe infaillible auquel vous reconnaîtrez la réalité de votre vocation ? Vous le trouverez dans ce double amour, et voilà pourquoi nous pouvons la fortifier, la rallumer en nous, car l'amour de la vérité et l'amour des âmes est un feu qui s'alimente par la prière et par notre communion directe avec Celui qui est le foyer de toute vérité et de tout amour. Il n'est pas de code fixe du ministère évangélique. Son principe, son obligation intérieure, sans laquelle il se dessèche et se stérilise, c'est d'aller au-delà du devoir extérieur et de l'obligation formulée. "Quand vous aurez fait tout ce qui vous est commandé, disait le Christ à ses apôtres, dites-vous que vous n'êtes que des serviteurs inutiles." La vie pastorale n'est ce qu'elle doit être que si elle est une vie incessamment soulevée au-dessus d'elle-même par l'inspiration de l'amour.
   Mais qu'elle est douce et bénie, ainsi comprise et ainsi vécue, la mission du pasteur telle que je me plais à me la figurer, surtout à la campagne, dans le plus humble de nos villages! S'y poser non en maître tranchant et dominateur, mais en ami discret et en conseiller prudent, ne rester étranger à rien de ce qui agite, afflige ou peut relever la vie des plus pauvres et des plus ignorants, se donner à tous, sans se livrer à personne, savoir se garder des vains commérages et pourtant être en intime communion avec chacune des âmes qui lui sont confiées, prêcher, avec la liberté d'une conviction sûre d'elle-même et dégagée de tout formulaire insipide comme de tout patois dévotieux, la Parole éternelle du Dieu intérieur, apporter en son nom le pardon à ceux qui ont failli, la raison à ceux que l'imagination ou les sophismes égarent, la patience et la paix à ceux que l'épreuve ou révolte ou abat; faire luire la douce lumière de l'Evangile dans la nuit de l'ignorance, du péché et de la mort; apparaître toujours comme un secours à la faiblesse, sans être jamais une menace pour la liberté ni la dignité de personne; dépouiller dans ses visites et dans ses oeuvres tout cléricalisme et toute mondanité; donner l'exemple d'une piété sans bigoterie, d'une foi sans intolérance, d'une religion vraiment laïque et libératrice, sanctifiant toutes les formes de la vie normale et réalisant dans l'idéal chrétien l'idéal même d'une haute et pure humanité: croyez-vous que, s'il y a des existences plus enviables au point de vue matériel que celle-là, il y ait sous le ciel une mission plus haute, un emploi de la vie qui soit plus digne d'exciter un saint enthousiasme et, quand viendra le terme, qui laisse dans l'âme plus de paix et de douceur !
   Ne dites point que cette image du pasteur de campagne est une chimère. je l'ai vue réalisée dans la vie d'Oberlin, de Félix Neff, et de beaucoup d'autres moins connus des hommes, mais connus de Dieu.

  Nous ne pouvons ici multiplier les textes semblables -encore qu'ils mériteraient une anthologie- où apparaît la vision très familiale de la vie chrétienne chez Sabatier, et dans ce contexte la place qu'y tient la vocation du pasteur. La vocation du professeur, et en particulier du professeur de Théologie Pratique, est une variation sur les thèmes précédents, et il s'en explique dans une lettre à la Délégation Libérale du 1er septembre 1895 conservée aux Archives de l'Oratoire du Louvre. C'est lui le "professeur principal". Le maître dont il rêve doit être chez lui dans tous les domaines de la vie et de la Théologie que le pasteur doit connaître et si possible maîtriser, s'il veut n'être jamais l'homme d'un parti, mais être tout simplement sincère avec ses paroissiens.
  Aussi tient-il a y associer tout le monde. C'est lui, et son collègue Frédéric Lichtenberger, qui ont inauguré à Strasbourg dès son arrivée en 1869 les groupes d'Ecole du Dimanche. Qui n'a pas compris que le personnage essentiel, dans ce système, c'est le moniteur ? Il est obligé de travailler, il est obligé de répondre selon son coeur aux questions de l'enfance; et enfin, s'il n'est pas d'accord avec le pasteur, c'est lui qui a le dernier mot, provisoire, avec l'enfant, et Dieu fera le reste. Ainsi se forme une élite responsable et cultivée. Un témoignage de première main sur cette Ecole du Dimanche de Strasbourg est venu d'Emma Wust, alors agée de 12 ans.
  Sabatier agit de même avec ses étudiants de Paris. Il dirige une Ecole du dimanche et encourage ses étudiants à devenir moniteurs. Autre innovation, il crée une Société de Théologie avec les étudiants, où l'orateur désigné présente un livre de l'actualité théologique, et l'assistance doit le critiquer. Et le Doyen s'installe sur la sellette à l'occasion... et demande les critiques: on devine l'embarras, d'avoir à critiquer le Doyen. Mais il insiste, et le débat finit par s'engager. Le cahier des séances se trouve à la Bibliothèque de la Société d'Histoire du Protestantisme. Nous avons aussi, dans les Archives de Paul Sabatier, un compte-rendu de sa causerie sur saint François d'Assise à la Société des Etudiants. Etienne Causse, qui en fut un temps le Sécrétaire, a évoqué aussi le rôle de Raoul Allier dans l'information missionnaire des étudiants.
  On peut voir une sorte d'aboutissement logique à cette méthode, et cette fois au niveau des pasteurs en exercice, avec la rencontre d'une quarantaine de pasteurs chez Paul Sabatier à Crest le 23 octobre 1899. Le thème, traité par Auguste Sabatier, était: "La théologie scientifique et la vie chrétienne". En fait, toute la rencontre tourna autour du problème du Catéchisme: Comment être sincère avec les enfants.
Il y eut une suite à cette rencontre, et cette fois bien dans l'esprit dont rêvait Sabatier, avec la Conférence évangélique libérale (1902) et la Conférence évangélique (1903, orthodoxe) évoquées dans Filum Arianum. Sabatier était mort en 1901.

                                                                III Les engagements.

Le 20 mars 1872, dernière réunion des Professeurs pour clore les registres de la Faculté de Théologie française de Strasbourg. Sabatier se trouve sans situation officielle et va vivre de leçons et conférences de littérature. Tout cela est décrit en détail par John Viénot. Il manque sans doute à son exposé une touche d'objectivité historique, pour indiquer  que la germanisation forcée n'a pas nui au rayonnement scientifique de la Faculté. Mais l'opération ne se fit pas sans douleur, Sabatier y joua un rôle symbolique en voulant rester à Strasbourg ausi longtemps que sa notoriété ne l'en ferait pas expulser, et ce rôle fut réactivé quinze ans plus tard avec l'arrivée de son jeune et brillant élève et homonyme Paul Sabatier (aussi nul en allemand qu'Auguste maîtrisait cette langue), adopté par la famille Wust où il épousa en 1888 Léna Wust. Aussitôt le mariage terminé, en allemand comme de droit, le maire ouvrit sa veste et fit apparaître son écharpe tricolore... Paul, lui aussi, réussit à se faire chasser. J'ai raconté cela dans la Revue des Etudes Théologiques et Religieuses de Montpellier (1991). L'homonymie servit les deux Sabatier en Italie et dans le monde anglo-saxon, et finit par aboutir à une intimité qui n'était pas évidente au début, mais dont rend compte finalement la rencontre pastorale de Crest, évoquée plus haut. C'est que l'un et l'autre, avec des talents et des caractères différents, n'ont pas cessé de penser à la Mère Cévenne.
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                                                          -Oecuménisme

Paul Sabatier a été compris, à bon droit, comme un apôtre de l'oecuménisme vis-à-vis de l'Eglise catholique. Le Doyen ne fut pas compris comme tel. Pourtant, lors des obsèques d'un de ses disciples les plus éminents, grand ténor du mouvement oecuménique, l'Archevêque suédois Nathan Söderblom, en 1932, le professeur Raoul Allier rappelait la place d'Auguste Sabatier aux origines du mouvement.
  Qu'en est-il exactement ? On trouve à la Bibliothèque d'Histoire du Protestantisme Français (Fonds Sabatier, carton n°2) le document suivant, non daté, avec ce titre:
                    Les deux catholicités.
  J'ai une double vision, la vision de deux catholicités, d'une catholicité qui s'en va et d'une autre qui arrive.
La première, c'est la catholicité matérielle et visible, qui a été un grand rêve. Le rêve de Grégoire VII, d'Innocent III et d'Ignace de Loyola, catholicité qui repose sur l'obéissance aveugle et passive, sur l'immolation de l'individu, catholicité de servitude et de mort, qui peut bien ployer les genoux et faire courber les fronts, mais laisse échapper les coeurs; catholicité où tout semble bien régulier et bien ordonné, mais de l'ordre et de la régularité des tombes alignées dans un cimetière.
   Grâces à Dieu, cette catholicité est brisée, et ne se reconstruira plus. Ses âmes les plus fortes et les peuples les plus vigoureux lui échappent. Elle se rétrécit et se diminue pour maintenir intact son principe. Le cri de Luther et des Réformateurs a réveillé le monde et le monde s'est mis à vivre et à marcher.
  Vous vous plaignez de l'unité perdue, du chaos engendré par le Protestantisme et la Liberté, des divisions et des querelles.
Mais d'où viennent ces luttes ? Croyez-le, ce sont les coeurs qui se réveillent, les individualités qui grandissent, l'explosion de la vie. Au milieu de cette agitation et de ces quelques grandes lignes, c'est l'image d'une catholicité nouvelle qui s'élève et qui grandit, invisible sans doute, mais réelle et sensible au coeur, et à la conscience. Depuis, toutes les barrières ont passé. Ceux qui d'un coeur droit aiment le Seigneur Jésus apprennent à se tendre la main et se trouvent unis dans une région supérieure; et c'est avec foi nouvelle et dans un sens supérieur que nous répétons à notre tour: Je crois à l'Eglise catholique, à l'Eglise universelle qui réunit autour de Jésus-Christ, librement et par la communion parfaite des coeurs, tous ceux qui l'ont aimé.

  L'oecuménisme de Paul Sabatier était bien différent. Essentiellement, il était par son père témoin de l'amour d'un peuple catholique pour son Eglise Catholique, l'antique institution à laquelle même un Ernest Renan reste fidèle alors qu'elle le condamne. Celle-ci n'a pas toujours été en position de force dans les régions protestantes de France, pendant les périodes révolutionnaires; l'amour de l'Eglise a pu s'y manifester à l'état pur, dans la clandestinité solidaire de la campagne. Les voisins protestants ont reconnu des frères dans ces résistants de l'autre bord. Cet amour de l'Eglise, il l'a trouvé aussi en Italie et il eut la joie de le faire comprendre à son illustre homonyme, lors d'une rencontre au séminaire de Pérouse en 1900. Il raconte aussi une cérémonie de prise de voile. L'évêque célébrant décrit tous les mérites que la jeune moniale va s'acquérir dans le Ciel à venir. Celle-ci éclate en sanglots... Après la cérémonie, Sabatier s'approche d'elle et lui demande pourquoi:
   -Mais c'est tout simplement que j'aime le Christ ! répond-elle.
   Nul plus que Paul Sabatier n'a été conscient, comme le Doyen, de ce cléricalisme qui fait ployer les genoux et courber les fronts. Mais, d'abord, il a constaté, comme un fait, qu'il pouvait s'agir d'un sacrifice volontaire, en communion avec le Christ "obéissant jusqu'à la mort"(Phil.2,8). Et ensuite que le Modernisme était un mouvement authentiquement catholique, et non pas un mouvement vers le protestantisme qui n'irait pas au bout de sa logique.
  Mais ils se sont rencontrés, au-delà de la haute érudition, dans l'accueil des prêtres qui sautaient le pas vers le Protestantisme. Le doyen les accueillait de tout son esprit fraternel comme étudiants, et ils furent jusqu'à 6 sur 29 parmi les étudiants inscrits à la Faculté de Paris. Paul était plus méfiant. La campagne protestante n'était pas plus accueillante pour l'étranger que la France ordinaire. La formation des prêtres les avait habitués  à "l'obéissance aveugle et passive" qui n'était pas le cas d'un paysan cévenol, ni d'ailleurs d'un saintongeais -les deux Sabatier eurent un admirateur éminent, en la personne du pasteur Benjamin Robert, de Pons, pour l'organisation d'un tel accueil.
  La différence apparaît clairement à propos de la destinée du Curé Alfred Philippot, de Plomion, à qui Pierre Petit a consacré en 1971 sa Thèse sur "Un curé de campagne disciple d'Auguste Sabatier".
Pierre Petit a traité en détail l'aventure émouvante de la conversion de Philippot. Mais il a ignoré le rôle réel de Paul Sabatier, dont on peut se demander s'il l'a même pris au sérieux. Paul Sabatier, conscient de l'importance publique à venir de ce passage de frontière, incita le Doyen à la prudence, et proposa que l'abbé étudiant vînt séjourner chez lui à Crest. Là, il pourrait vivre incognito dans le monde protestant de la campagne, connaître un pasteur éminent -qui n'aimait pas le Doyen, le pasteur Tommy Fallot de Sainte-Croix, entre Crest et Die, profiter de sa bibliothèque, et surtout correspondre avec Mgr Eudoxe Mignot, l'archevêque d'Albi, qui était ami de Paul Sabatier. Si, à la suite de contacts avec de telles personnalités éminentes et adversaires d'Auguste Sabatier, Philippot persistait dans son intention de devenir pasteur, alors il fallait l'accepter comme tel. Mais il devait, avant cela, avoir été informé des difficultés à venir. Philippot se décida, mais ne devint jamais pasteur. Souffrant le martyre d'une tumeur au cerveau, il se jeta dans la mer dans le port de Calais.
  Il y eut un épilogue, qui n'est peut-être pas perdu pour toujours. Ayant lu, au fil des échanges, les lettres que Mgr.Mignot écrivait à Philippot, Paul Sabatier s'adressa à l'évêque de Soissons pour lui demander de faire rechercher dans son diocèse, chez les héritiers de Philippot, la correspondance de l'archevêque, la plus belle apologie de la Religion catholique qu'il eût jamais lue, écrivait-il. L'évêque ne semble pas avoir répondu.
  On a par contre la correspondance échangée par les deux Sabatier en ces circonstances, et elle nous instruit sur leur niveau de confiance et d'amitié réciproques. Mais le plus naïf des deux n'était pas celui qu'ont pu penser leurs contemporains, à commencer par Philippot lui-même et jusqu'à la fille du Doyen, qui voyaient Paul Sabatier surtout occupé à soigner sa vigne et ses lapins. Or, rentrant crotté le soir, Paul était sensible au fait que Philippot ne l'accompagnait jamais au travail agricole et s'inquiétait auprès du Doyen d'un tel futur pasteur à la campagne. Le Doyen était plus indulgent.

Cet échange autorise, encore de nos jours, quelques réflexions d'historien sur le problème des relations avec le Catholicisme dans leur contexte français. Socialement, les relations fraternelles et publiques entre protestants et catholiques remontent aux lendemains de la Révolution. Les Protestants avaient pu être témoins de l'authenticité catholique, les Catholiques appréciaient l'esprit plus ouvert des Protestants. Qui lit par exemple le "Sillon" catholique, ou bien la presse protestante libérale, s'en convaincra aisément. Auguste Sabatier, dans le texte reproduit plus haut, donne l'image idéale de cette "catholicité nouvelle". Paul Sabatier est au-delà de ce problème théorique. Notre éducation a été différente et ce n'est la faute de personne. L'amour requiert la prudence.
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                                                        -Journalisme et politique

Là aussi, Mère Cévenne a inspiré nos deux grands ardéchois qui ont chéri l'Alsace. Mais avec des destinées différentes. Paul Sabatier aurait bien voulu être journaliste et ne le fut pas. Auguste fut l'un des plus grands journalistes de son temps, critique littéraire d'abord, au Journal de Genève, puis Rédacteur de Politique Générale du Temps, numéro 3 après les propriétaires du journal Adrien Hébrard père et fils à partir d'Avril 1882, autrement dit responsable des articles de fond du plus important organe de presse français. Certains de ses adversaires protestants, comme Gaston Frommel,   affectent même parfois de le considérer surtout comme journaliste -ce qu'il prend avec humour pour une insulte. Et la Direction du journal lui consacrera des reportages à la dimension d'un Chef d'Etat lors de sa mort prématurée le 12 avril 1901.
  Au mariage de sa seconde fille avec un gendre journaliste, et parlant de leur mission sociale, il disait
que le journal est l'Université populaire, où se traite la science des questions d'actualité, le haut lieu de la morale publique. Et la marque d'Auguste Sabatier s'y imprime dès sa prise de fonction.
 Le problème des grèves n'ayant guère perdu de son actualité en France, voyons Le Temps, 20/04/1882:

  Dans la grève de Roanne, dont un de nos correspondants particuliers vient de retracer l'histoire, le conflit entre les patrons
et les ouvriers paraît avoir porté surtout sur un point de principe, à savoir: les ouvriers d'une usine doivent-ils être admis à discuter les tarifs auxquels ils travaillent ? et les règlements auxquels ils sont soumis ? Il nous a paru intéressant d'examiner dans quelles conditions la question se présente aujourd'hui à notre avis. Elles sont toutes nouvelles, et il y a utilité pour tout le monde à s'en rendre un compte bien exact.
   Lorsque, par la loi du 25 mai 1864, l'Empire accorda aux ouvriers le droit de coalition, la concession fut beaucoup plus apparente que réelle, car le gouvernement pouvait reprendre le détail dans la pratique ce qu'il donnait en bloc en théorie: "Franchise absolue pour la coalition, mais punition des actes qui précèdent et accompagnent toute coalition": voilà notre système, disait Jules Favre. En effet, la presse n'était pas libre, les réunions étaient soumises au régime du bon plaisir, et la liberté d'association n'existait point. Or, sans journaux pour la soutenir, sans association pour l'organiser et lui servir de centre, sans réunions où les intéressés puissent se concerter, qu'est-ce qu'une coalition ? Un mot vide de sens. Aujourd'hui, avec les modifications profondes que la législation a subies dans le sens de la liberté et de l'égalité, ce mot a repris sa valeur, et au droit de coalition se sont ajoutés pour les ouvriers les moyens de l'exercer véritablement.
   Le parlement a voté l'année dernière les deux lois les plus libérales que nous ayons jamais eues en fait de presse et de réunions, et si on attend encore une loi sur le droit d'association, le gouvernement, d'accord avec l'opinion et devançant une réforme qui ne peut tarder, use en cette matière de la tolérance la plus complète comme si elle était dès à présent votée. Les ouvriers ont donc, maintenant, et le droit et les moyens de s'entendre et de se grouper pour la défense de leurs intérêts, et nous assistons depuis quelques années au mouvement considérable, et gagnant un centre industriel après l'autre, qu'a provoqué parmi eux le désir d'en profiter. Les patrons l'observent, les uns avec crainte, d'autres avec l'inquiétude qu'inspire l'inconnue contenue dans toute situation nouvelle; d'autres enfin en prennent résolument leur parti et emploient leur influence à lui imprimer la meilleure direction. Ces derniers sont évidemment les plus habiles en même temps que les plus sages.
  Aujourd'hui, l'autorité ne peut intervenir dans un conflit d'intérêts entre patrons et ouvriers, elle y assiste impartiale, n'ayant d'autre mission que de protéger la liberté de chacun. Il en résulte que, quand les ouvriers auront tiré toutes les conséquences des droits nouveaux dont ils sont investis, ils seront en état de discuter avec les patrons sur un pied d'égalité. Nous entendons par là que, réunis en syndicat et possédant des fonds de réserve, les ouvriers d'une même industrie constitueront une force capable de balancer dans une grève la puissance des patrons. Cette force que nous voyons naître est accompagnée presque toujours d'une grande inexpérience; aussi n'est-ce point sans une secrète appréhension que nous observons dans les grèves qui ont éclaté dans ces dernières années les causes qui peuvent contribuer à les rendre dangereuses. Nous n'avons pas besoin de dire que nous avons la plus grande confiance dans la liberté; ce dont nous avons souci, c'est que l'apprentissage que nous allons en faire ne soit ni trop long, ni surtout trop pénible pour notre industrie. Convient-il pour les patrons d'accepter franchement la situation nouvelle, vaut-il mieux en contrarier le développement par tous les moyens qui sont en leur pouvoir, et ils sont nombreux et puissants ? La question a une portée politique dont on ne s'est peut-être pas assez occupé jusqu'ici, car il s'est constitué un parti dont le but avoué est de s'emparer de cette force ouvrière en formation.
  L'expérience des deux systèmes a déjà été faite un peu partout, et il nous semble que la réponse sort d'elle-même des résultats qu'ils ont donnés. Contester aux ouvriers le droit de discuter librement avec les patrons, essayer de les empêcher de se grouper, c'est aller contre la force des choses. Un droit inscrit dans la loi, quand il répond au besoin de toute une fraction de la population, a une tendance irrésistible à s'imposer dans la réalité. Rien ne saurait l'annuler, et il y a rarement profit à en gêner l'exercice. Il arrive ceci, en effet, c'est qu'après avoir refusé de discuter avec les ouvriers comme avec des égaux, on a été obligé d'y consentir, et qu'au lieu d'avoir affaire à des hommes calmes et conciliants on n'avait plus devant soi que des esprits irrités et aigris. il arrive ceci encore, c'est que, en dépit de l'opposition des patrons, les Chambres syndicales se constitueront quand même; mais au lieu de réunir tous les ouvriers d'une corporation, parmi lesquels l'élément laborieux et sage dominerait, elles ne se composent que des exaltés et des déclassés et deviennent de petits foyers de propagande socialiste. Les bons, intimidés et par l'attitude des patrons et par les sentiments des meneurs, se tiennent à l'écart, et au lieu d'un syndicat sérieux, rendu prudent et raisonnable par le sentiment de la gravité des intérêts qu'il représente, on a cette petite machine de guerre qui fait plus de bruit que de besogne tant que tout va bien; mais aussitôt qu'arrive la crise, ce noyau de violence, se trouvant seul organisé, prend la direction du mouvement et pousse tout à l'extrême.
   Elles inspirent bien des aversions, ces chambres syndicales; c'est toujours avec répugnance qu'un chef d'industrie verra s'organiser parmi les ouvriers une institution qui se donnera forcément un peu pour mission de contrôler sa conduite. Cependant, nous ne pouvons nous empêcher de penser que plus elles seront sérieusement constituées, et plus elles auront pour effet d'amortir les conflits entre patrons et ouvriers, au lieu de les irriter comme on le craint. Les comités des caisses de secours des houillères du Gard nommés à l'élection par les ouvriers sont composés des plus intelligents d'entre eux, disait-on à notre correspondant de Bessèges: pourquoi n'en serait-il pas de même des travaux des Chambres syndicales nommées de la même façon ? Cette intelligence n'est-elle pas une garantie de sagesse, et lorsqu'une question d'intérêt est soulevée, ne vaut-il pas cent fois mieux la régler avec ces hommes que la confiance de leurs camarades a désignés dans un moment de calme, qu'avec des délégués qui s'improvisent dans la grève sans qu'on sache toujours bien de qui ils tiennent leur mandat ?
   Ne vient-on pas de voir à Lyon la Chambre syndicale des tisseurs s'opposer à une tentative de grève fomentée par les socialistes? N'a-t-on pas vu qu'à Roanne, si les patrons et les ouvriers avaient pu se mettre en rapport les uns avec les autres avant que la grève ne fût déclarée, et discuter pacifiquement de leurs points de litige, la crise eût peut-être été évitée ?
    Qu'en faut-il conclure, sinon que dans cette transformation des rapports entre les patrons et les ouvriers qui s'opère sous l'influence de la législation nouvelle, l'intérêt bien entendu des patrons est d'éviter tout ce qui pourrait jeter les ouvriers aux mains des partis violents ? Nous voyons avec plaisir, du reste, que la situation commence à être comprise et abordée résolument en beaucoup d'endroits. Notre correspondant de Roanne citait l'entente qui existe à Lyon entre la Chambre syndicale des patrons et celle des ouvriers et des mécaniciens. A Paris même n'est-on pas frappé de ce qu'il y a de remarquable dans les rapports qui se sont établis entre l'Union nationale, qui comprend 88 chambres syndicales de patrons, et l'Union syndicale ouvrière, qui en comprend 35. Ce sont là des exemples convaincants que la libre discussion ne peut que faciliter l'accord entre les patrons et les ouvriers.

  Voilà pour un éditorial dans le journal connu pour être celui des Maîtres de Forges. C'est une réflexion sur les rapports d'au moins trois correspondants de Province, en plus de Paris. Et ce qu'on peut lire ici et là de Sabatier confirme l'ampleur de son information juridique et sociale. Le Directeur Hébrard disait de Sabatier qu'il était la conscience du journal. Rédacteur de politique générale et responsable des articles non signés, il aura sur la Société un regard en accord avec celui qu'il porte sur ses étudiants.

  Autre article le 26 avril, sur les réformes des Lycées, contre les méthodes répressives:

  Il nous semble qu'on pourrait instituer, dans nos lycées, deux moyens d'éducation fort en usage de l'autre côté du Rhin: Le premier, c'est ce que les Allemands appellent les Ansprachen, c'est à dire des entretiens familiers hebdomadaires, où le proviseur, à son défaut un professeur du lycée, en tout cas un homme d'autorité morale, s'adressant directement aux élèves réunis, prendrait texte des évènements survenus dans la semaine, de la biographie d'un homme célèbre, ou de quelque grande page d'histoire ou de poésie, pour faire vibrer le sentiment moral dans l'âme des jeunes gens...

  Bref, l'équivalent pour les Lycées du système de la Société Théologique à la Faculté du Boulevard Arago, comme aussi par son ami Félix Pécaut à l'Ecole Normale Supérieure de jeunes filles de Fontenay-aux-Roses qui vient d'être créée en 1880.
Le 12 mai, citant avec éloges un discours de Gambetta à une manifestation d'employés des chemins de fer:

   Il n'y a pas la question sociale; il y a des questions sociales, il y a une multitude de difficultés qu'il faut résoudre à force d'études, à force de bonne foi, à force d'amour du peuple !...

 Tout est dit.
                                                                   
                                                   IV   Les grands livres.

  Nous avons évoqué plus haut la Thèse sur L'apôtre Paul, et déjà dans Filum Arianum. Sabatier lui-même considérait que son travail principal était la rédaction de ses livres.
  Mon ancien et regretté camarade Jean Deprun, de l'Ecole Normale, était autrefois un athée déclaré. Devenu professeur de Philosophie en Khâgne, il découvrit un jour l'Esquisse d'une Philosophie de la Religion chez un bouquiniste de Marseille, la lut avec grand intérêt, étudia son auteur avec son érudition autrefois proverbiale, et publia une analyse de sa pensée philosophique (La pensée religieuse d'Auguste Sabatier, Annales de la Faculté des Lettres d'Aix,t.XLIV, 1966; publié aussi dans Evangile & Liberté du 15 janvier 1969). Peu de temps avant sa mort en 2006, devenu professeur à la Sorbonne, Deprun me demanda les références des grands textes de saint Paul sur l'amour.
  Il n'est pas indifférent de remarquer qu'à Aix résidait le Directeur d'Evangile & Liberté, Paul Richardot qui avait obtenu en 1936 le prix d'un concours institué à la Faculté de Théologie de Paris sur le thème de l'Actualité de la pensée de Sabatier.  Ces détails nous permettent de dire qu'entre 1936 et 1966 la pensée de Sabatier n'a pas été "oubliée". Il s'est agi de tout autre chose, mais qui n'a peut-être pas ici sa place. D'ailleurs, Deprun s'en charge:

(p.369) Le renouveau de l'esprit d'orthodoxie, l'essor du barthisme et du néo-calvinisme ont contribué, en milieu protestant, à cette occultation présente. Paradoxe ultime: l'idée de démythisation, directement issue de la théologie libérale, connaît actuellement dans notre pays une fortune certaine, associée -fort légitimement d'ailleurs- au nom de Rudolf Bultmann, sans que le lecteur français se rende toujours compte qu'il ne fait, en lisant ce dernier, que reprendre son bien. L'objet des pages qu'on va lire est de réagir contre cette éclipse imméritée et d'appeler l'attention sur une pensée où la critique la plus radicale débouche sur un réseau d'affirmations dont elle ne forme, tout au plus, que l'ombre portée.
(370) Au lecteur d'aujourd'hui, l'Esquisse et son prolongement logique, Les Religions d'autorité et la Religion de l'esprit, peuvent donner -surtout s'il est d'éducation catholique- l'impression dépaysante d'un amenuisement du message chrétien. L'auteur n'y tend-il pas à dépouiller le dogme de tout contenu déterminé ? Ne réduit-il pas son credo à l'affirmation de la paternité divine ? En fait, cette impression résulte d'un malentendu et s'efface vite. La philosophie religieuse de Sabatier n'est nullement défaitiste ou minimale: elle vise au contraire à élever la conscience religieuse de l'homme moderne à un niveau maximal d'intensité spirituelle et de lucidité. D'une part, en effet, Sabatier estime que la foi doit se définir de façon dynamique, comme un mouvement de l'âme et non comme une adhésion spéculative à des croyances; d'autre part, cette purification du concept de foi s'avère triplement positive: historiquement, elle replace le fidèle dans la tradition authentique de Jésus; philosophiquement, elle assure l'harmonie de la raison et de la sensibilité; moralement, elle concilie la soumission filiale à Dieu, génératrice d'hétéronomie, avec la volonté d'autonomie dont témoigne la culture moderne.

   Il est difficile d'être plus condensé, vu l'importance de ce petit article -dix pages. Bien sûr, tout n'est pas dit, ni parfait. Deprun me l'écrit d'ailleurs lui-même (21/01/1969) avec cette précision:

   J'ai l'impression que Bultmann, dont les mérites sont grands, a rendu au libéralisme un bien mauvais service en imposant à ses lecteurs (et peut-être à ses disciples ?) le vocabulaire et la pensée de Heidegger. Certes, Sabatier a lui-même usé d'un vocabulaire kantien en maint endroit de ses livres, mais on peut aisément -me semble-t-il- en faire abstraction. (Deprun est depuis 1967 à la khâgne du lycée Louis-le-Grand, et rédige une Thèse sur La philosophie de l'inquiétude en France au XVIII°s. qui fera date. Vrin 1979)

Deprun n'a pas développé cette analyse philosophique et théologique de la pensée de Sabatier. Le relai sera pris avec les travaux de M.Bernard Reymond à partir de sa Thèse "Auguste Sabatier et le procès théologique de l'autorité" (Lausanne 1976) et les autre ouvrages qui ont suivi.
Emile Poulat, dans sa Préface à ce livre, concluait qu'il tendait à "faire revivre Sabatier, le restituer à nos contemporains et les provoquer à la discussion d'une oeuvre sur laquelle était tombée la paix de l'oubli". Tel est évidemment l'objectif auquel tend à s'associer notre modeste contribution.

Mais on voit que Deprun, bien que professionnel de la Philosophie s'il en fut, a compris que la pensée de Sabatier s'inscrit dans une perspective plus large sur laquelle il ne s'étendra pas (le cadre laïc de ce travail ne le permettait pas: un exposé pour un 2° cycle organisé par le Doyen Bernard Guyon en 1965). Il indique seulement, au bout de sa route, le "fait spirituel authentique:la puissance du dévouement absolu"(p.379). En terminant ainsi, Deprun retrouve la définition du ministère pastoral telle que Sabatier la concluait pour ses étudiants dans son premier discours en tant que doyen, cité plus haut, évoquant les "serviteurs inutiles"(Luc 17,10): L'acte chrétien spécifique, libre, puissant, est celui qui va au-delà de ce qui a été commandé.
 
C'est pourquoi, en face de l'Esquisse (1897), j'éprouve le sentiment qu'éprouvèrent ses étudiants de Paris, et aussi bien d'autres lecteurs dont de nombreux prêtres catholiques, qu'il fut écrit pour moi. Sentiment subjectif, certes, mais créateur de communion, et c''est ce qu'exprima  l'étudiant qui fut le dernier à prendre la parole à ses obsèques (1901), Charles Lelièvre. Il parle de lui comme d'un père:

  Si ce fut notre ami dans l'intimité et à ces heures où chacun de nous pouvait aller lui ouvrir son coeur, il fut aussi notre ami par l'esprit; son désir et sa joie fut toujours d'éveiller la pensée des nombreux jeunes gens qui venaient l'écouter et s'instruire auprès de lui. C'était là la préoccupation de chacune de ses leçons et nous n'oublions pas que le beau livre qu'il publiait il y a déjà quatre ans était dédié avant tout à la jeunesse. Aussi sont-ils nombreux ceux qui se souviennent en ce jour qu'ils doivent à M.Auguste Sabatier leur passion pour la libre recherche de la vérité. Mais les heures où nous avons  peut-être le plus apprécié l'affectueuse sympathie avec laquelle il s'offrait à nous pour guider nos recherches sont celles qu'il consacrait régulièrement à réunir chez lui notre petite Société de Théologie. C'est là, dans de libres et familières conversations, que nous apprîmes tous à connaître véritablement notre maître vénéré...

Le Doyen terminait ces réunions par la prière. Et, disait Etienne Causse, "il priait comme une vieille pentecôtiste ardéchoise !"

                                                                 Conclusion

  On doit pardonner à Emile Poulat les derniers mots de sa préface au premier livre de M.Bernard Reymond. Il n'y avait pas d'oubli, encore moins de paix. Sabatier fut ici un modèle de générosité. Mais il souffrit, et l'exprima en un temps où il crut l'existence de la Faculté menacée. Il écrit à John Viénot, le 22 février 1890:
      Paris orthodoxe nous condamne sans appel, Nismes libéral nous repousse. X. nous accuse de faire des libéraux, Y. par contre ne nous pardonne pas de ne faire, à son avis, que des synodaux (note MC: "orthodoxes"). On me dit qu'au pays de Montbéliard on nous lâche aussi. Z. veut envoyer ses protégés à Genève; T. les siens à Montauban. Batignolle se ferme hermétiquement, Tournon ne s'est jamais ouvert, Samuel Vincent est rivé à Genève par la question d'argent. La loi militaire va nous ravager l'année prochaîne. Aurons-nous 15 étudiants ? Nous périssons. Il faut que ce soit eux qui nous défendent devant l'Eglise et écartent les murailles d'interdits qui se resserrent sur nous et vont nous étouffer.
     Si nos anciens élèves ne peuvent faire cela, alors c'est que nous n'avons pas mérité de vivre et nous devons disparaître.

 Ils le firent, et la Faculté survécut. Cette aventure est évoquée dans notre étude évoquée plus haut,  Le combat de T.Fallot (ETR 1973). Mais on comprend ici pourquoi le même John Viénot ne publia jamais la seconde partie de son livre sur Auguste Sabatier. Sa biographie s'arrête à 1879. On n'aime pas parler à l'extérieur des trahisons d'amour dans sa famille. J'ai préféré taire les noms de X, Y, Z, et T. Deux au moins d'entre eux devinrent par la suite disciples d'Auguste Sabatier. Là, il FAUT oublier.
                                                                          x
   L'oeuvre s'achève avec Les Religions d'autorité et la Religion de l'Esprit, 1904, posthume. Se clôt ainsi le siècle commencé avec Samuel Vincent, et dans le même esprit. Les déchirements de notre famille protestante sont peut-être une honte, mais la foi chrétienne est celle d'une honte dominée. Saint Paul ne se cache pas, au contraire, d'avoir persécuté. Telle est notre communauté, unique dans le monde chrétien, issue d'une si longue résistance à la persécution. C'est à cette résistance, et non à la théologie, qu'est due la Liberté de Conscience, véritable carte d'identité du Protestantisme Français.
  Auguste Sabatier lui a fourni sa théologie spécifique, adaptée à une Liberté de Conscience que les Réformateurs du XVI° siècle condamnaient encore. Cette théologie complétait, grâce à l'expérience de nos déchirements internes, une pensée en harmonie avec celle de Samuel Vincent, et elle valait pour le monde. C'est ce qu'exprime Sabatier dans sa lettre-préface à la traduction suédoise de l'Esquisse par N.Söderblom:      

  Puisse ce livre que vous donnez à vos compatriotes leur apporter dans une mesure qu'il plaira à Dieu de déterminer une intelligence plus claire, surtout un souci plus ardent de ces biens spirituels et moraux que le Christ comprenait sous ces mots "le Royaume de Dieu" et dont l'intime possession donne aux plus humbles comme au plus grand la force de vivre, de combattre, de souffrir et de mourir avec la paix de l'âme.

                                                                                             Maurice Causse, Saintes, 1er Février 2013.


                                                           Maurice CAUSSE





















                         A u g u s t e   S A B A T I E R
                           
                                                               1839-1901



















                                                                               Ceux qui auront été intelligents brilleront comme la splendeur
                                                                                           du ciel, et ceux qui auront enseigné la justice à la multitude
                                                                                           brilleront comme des étoiles, à toujours et à perpétuité.
                                                                                              Sur la tombe d'Auguste Sabatier, à Vallon, Ardèche. (Daniel 12,5)
                                                                       

                                                                                                                  Saintes, 1er Février 2013
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                      Maurice CAUSSE



               Auguste SABATIER



                                 Saintes, Février 2013
                      Maurice CAUSSE



               Auguste SABATIER



                                 Saintes, Février 2013
                      Maurice CAUSSE



               Auguste SABATIER



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                      Maurice CAUSSE



               Auguste SABATIER



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                      Maurice CAUSSE



               Auguste SABATIER



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                      Maurice CAUSSE



               Auguste SABATIER



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                      Maurice CAUSSE



               Auguste SABATIER



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                      Maurice CAUSSE



               Auguste SABATIER



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                      Maurice CAUSSE



               Auguste SABATIER



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                      Maurice CAUSSE



               Auguste SABATIER



                                 Saintes, Février 2013



                                                                                                                                                                                 

dimanche 6 janvier 2013

JESUS


Janvier 2013.



Ce texte suscita, quand il parut, un certain intérêt dans la région Ouest, et un certain nombre de lecteurs demandèrent une rencontre avec l'auteur sur ce sujet au Centre Protestant de Celles-sur-Belle, suggestion écartée par l'Autorité responsable. Par la suite, il sera publié en feuilleton dans Evangile et Liberté. Depuis 35 ans, l'Histoire a fait des progrès, en particulier dans la connaissance du contexte palestinien de l'époque, notamment grâce aux Manuscrits de la Mer Morte. Nous ne nous présentions pas en spécialiste du sujet, mais en responsable pastoral soucieux de tenir son catéchisme au courant de ce que la science historique reconnaît comme acquis. Il s'agit de l'honnêteté due aux enfants et à tous ceux qui vous font confiance, car ce qu'ils pensent de Jésus orientera leur vie. Si l'occasion m'est donnée de mettre à jour ce travail, ce sera l'occasion d'utiliser les beaux travaux récents de Katel Berthelot, Christian Amphoux, Rémy Gounelle, Thomas Römer, et sûrement d'autres, dans la pleine confiance que la vraie foi ne craint pas la vérité historique.

Au reste, qui pourrait dire que changera vraiment le portrait de Jésus offert par les quatre évangiles canoniques ? La raison en est simple, et elle est donnée une fois pour toutes par Maurice GOGUEL dans sa préface à la traduction de la BIBLE DU CENTENAIRE: Ce qui a déterminé le choix des quatre Evangiles comme canoniques fut précisément leur fiabilité sur le plan de l'Histoire, telle qu'elle était comprise dans les deux ou trois premiers siècles de l'Eglise chrétienne.

Cela dit, notre texte de 1978 est reproduit tel quel.


Le Protestant de l'Ouest

Cahiers Bibliques. N°5 Novembre 1978

Maurice CAUSSE

 
Jésus

De "l'affaire Jésus" à la foi chrétienne


Deux membres de l'Equipe Régionale d'Animation Biblique situent ce dossier sur Jésus.

 
Un dossier sur Jésus



Vous ne trouverez pas dans ce numéro 5 des Cahiers Bibliques du P.O. les informations et les articles dont vous avez l'habitude; il s'agit cette fois d'un numéro spécial consacré à Jésus.

Souvent des groupes (paroissiaux et autres), des individus aussi, souhai­tent pouvoir reprendre le dossier Jésus et secouer l'oreiller des idées reçues. Seulement les outils de réflexion ne courent pas les rues: les études volu­mineuses ou techniques donnent à beaucoup un sentiment d'accablement; quant à la litttérature religieuse plus facile, qu'elle soit de tendance édifiante ou de tendance militante, il n'est pas rare non plus qu'elle finisse pas lasser.

Maurice CAUSSE nous propose ici un de ces outils de travail qui unissent des qualités diverses et difficiles de trouver réunies: connaissance de la ques­tion et rigueur intellectuelle, enracinement et liberté dans la foi, aisance pé­dagogique enfin. En disant ceci, je veux simplement, en notre époque de sur­production de papier imprimé, attirer l'attention des lecteurs sur l'intérêt et l'originalité de l'étude qui remplit ce numéro.



Michel CAMBE

 

Maurice Causse est professeur de mathématiques au Lycée de Saintes et également théologien. C'est dans la paroisse de Saintes que nous avons commencé ensemble en 1967-68, un travail scientifique de préparation biblique pour l'Ecole du Dimanche, avec l'appui de quelques laies intéressés et chaleureux. Ce travail a continué après mon départ en 1972, comme le texte. publié aujourd'hui par le P.O. le montre. Les moniteurs et ceux qui assistent aux études bibliques savent qu'il faut étre exigeant sur les différents plans: historique, exégétique, archéolo­gique... et bien dominer son sujet pour être simple et entendu.

Ce gros travail biblique. n'exclut pas la spiritualité. Bien au contraire. « Sur la Bible, un double témoignage est à recueillir, celui de l'histoire et celui de la piété» disait déjà Auguste Sabatier, professeur à la Fa­culté de théologie protestante de Paris et qui faisait aussi l'Ecole du dimanche dans certaines paroisses. C'est ce que vous trouverez. dans le présent dossier.

Jean MASSE, ancien pasteur de Saintes


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Au moment décisif de l'Affaire Dreyfus, Georges Clemenceau, avocat au pro­cès Zola, disait dans sa plaidoirie qui concluait la défense:

«Messieurs, quand l'heure des injures est passée, quand on a fini de nous outrager (parce qu'on réclame la révision du procès Dreyfus), il faut bien ré­pondre et alors que nous objecte-t-on? La chose jugée...

«Regardez là, Messieurs, voyez ce Christ en Croix. La voilà, la chose jugée,on l'a mise au-dessus du juge pour qu'il ne fut pas troublé de la voir. C'est à l'autre bout de la salle qu'il faudrait placer le tableau, afin qu'avant de rendre sa sentence le juge eût devant les yeux le plus grand exemple d'une erreur ju­diciaire, tenue pour la honte de l'humanité. (Mouvements divers) (1). »

Au même moment, et Clemenceau les évoquait dans la suite de sa plaidoirie, arrivaient d'Algérie les nouvelles des pogromes - le mot venu de Russie date de quelques années plus tard. Or, à mainte reprise, tout au long de 1'« Affaire », et déjà lors de la dégradation publique du Capitaine Dreyfus, il est fait référence à 1'« Affaire Jésus », à Pilate, à Judas.

L'un des témoins bouleversé fut Théodore Herzl, et c'est ainsi qu'historique­ment le Sionisme moderne est né de

l' « Affaire ».

L'autre événement religieux déterminant pour la Théologie Chrétienne a été le massacre de 6 millions de Juifs pendant la dernière guerre mondiale. En 1948, dans un livre inoubliable écrit à la mémoire de sa famille ravagée par

l'«holo­causte», l'historien Jules Isaac a renvendiqué Jésus comme un martyr juif de l'oppression romaine, et stigmatisé l'antijudaïsme de la théologie chrétienne dans son ensemble. On ne pouvait plus ne pas écouter cette voix. D'autres juifs éminents l'ont fait entendre, et quelques faits bien simples montrent le poids de cette intervention. En 1973, une conférence internationale entre savants juifs et chrétiens de plusieurs dénominations s'est tenue en Allemagne, à Fribourg, sur le thème du «Notre Père ». Sur 13 rapports, 4 étaient présentés par des savants juifs, dont l'un coéditeur des Actes de la Conférence (2). En juin 1975, en France, les «Dossiers de l'Archéologie" ont édité un numéro consacré à « Jésus révélé par les historiens". Sur 19 articles, 6 sont écrits par des savants Juifs.

Plus: la matière d'un 7e, du Cardinal Daniélou, est tout simplement le compte-­rendu d'un petit livre de 80 pages publié à l'Université de Jérusalem par un sa­vant juif, Shlome Pinès, dont le Cardinal accepte la thèse (3).


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Or le sens général de toutes ces contributions juives à l'exégèse du Nouveau Testament est assez bien résumé par cette affirmation de M. David Flusser: « L'histoire du Pharisaïsme depuis le commencement de ce mouvement jusqu'aux jours de Jésus est marqué par les progrès d'une humanisation progressive du Judaïsme, et la doctrine de Jésus est le couronnement de ce progrès» (4).

Il faut bien prendre conscience de la gravité, pour les chrétiens, de cette thèse. Si, telle quelle, elle devait se révéler incontestable, il faudrait honnête­ment reconnaître que le Jésus enseigné par les Eglises chrétiennes ne serait pas le vrai Jésus. Sa nouveauté n'aurait pas été telle que les Chrétiens l'ont dit,. sa rupture avec le judaïsme aurait été une calomnie qui a servi de prétexte à des crimes immenses. Le Christ des Chrétiens aurait été plus ou moins inventé pour les besoins de la communauté chrétienne; les Evangiles, écrits par des témoins partiaux, ne présenteraient, des événements, que des points de vue personnels, trahissant l'Histoire et les intentions mêmes du Maître. On ne voit plus, dès lors, sur quoi pourrait se fonder l'autorité d'une quelconque tradition chrétien­ne; toutes les thèses qui cherchent à la sauver en limitant la portée du débat historique ont la solidité d'un château de cartes et ne durent que le temps d'une mode - si émouvante que soit la piété qui les inspire, et si impressionnante qu'en soit l'érudition.. le vrai problème est d'une terrible simplicité.



Nous nous inspirons, dans les pages qui vont suivre, du point de vue de l'Evangile de Luc: ({ nous informer avec soin de toutes choses depuis le com­mencement, en écrire un exposé bien suivi, afin que nos enfants après nous puis­sent reconnaître la solidité de l'enseignement évangélique.» (D'après Luc 1, 4):

Pouvons-nous, à l'Ecole du Dimanche ou ses équivalents, expliquer les textes de l'Ecriture avec une entière sincérité, répondre aux questions sans tricher avec les regards fixés sur nous, et dire honnêtement quand nous ne sommes pas sûrs?

Nous allons donc reprendre à notre tour les éléments de l'« Affaire Jésus»,. dans tout procès, se déroule un drame à trois personnages - si l'on essaye d'ou­blier le public: le Juge, l'accusateur, et les avocats, ceux que l'argot des prisons appelle les « bavards ». Ces personnages font un peu oublier l'accusé. Or c'est lui, l'accusé Jésus, qu'il nous faut tâcher de retrouver, au-delà de la défense, élo­quente et passionnée, de millions de «bavards».

 
(1) Le «Temps", Vendredi 25/2/1898.

(2) Das. Vaterunser: Gemeinsames im Beten von Juden und Christen. Herder

1974. Nous utilisons la traduction anglaise: The Lord's Prayer and Jewish liturgy (ed. Burns et Oates).

(3) An arabic version of the testimonium flavianum and its implications, Jerusalem 1971.

(4) Dossiers de l'Archéologie, mai-juin 1975, p. 43.


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Le Juge



L'HISTORIEN latin Tacite écrit (5) : « Pour détruire la rumeur (qui l'accusait de l'incendie de Rome), Néron supposa des coupables et infligea des tour­ments très raffinés à ceux que leurs abominations faisaient détester et que la foule appelait chrétiens. Ce nom leur vient de Christ que, sous le principat de Tibère, le procurateur Ponce-Pilate avait livré au supplice. Réprimée sur le moment, cette détestable superstition perçait de nouveau, non plus seu­tement en Judée, où le mal avait pris naissance, mais encore à Rome où tout ce qu'il y a d'affreux et de honteux dans le monde afflue et trouve une nom­« breuse clientèle ".

La question d'une responsabilité autre que romaine dans cette affaire ne se pose même pas pour l'historien romain. Il faut aussi pour qu'elle ait laissé cette trace dans le récit de Tacite, avec le titre de Christ donné comme le nom même de Jésus, que l' « Affaire Jésus" ait eu, au moins à l'échelon local palestinien, une certaine importance. Notons un point: si c'étaient les Romains qui avaient repéré un individu et avaient réglé son cas, ils l'auraient appelé par le nom que tout le monde lui donnait: Jésus. L'examen des Evangiles confirme cette importance. D'après l'Evangile de Jean, Jésus fut arrêté par la cohorte romaine, commandée par le tribun; autrement dit 500 hommes et un officier supérieur, apparemment le commandant de la garnison romaine.

Evidemment, il n'est pas question des romains dans les récits synoptiques de l'arrestation. Mais il est constant que Jésus fut arrêté par une troupe nom­breuse (6). Il faut se représenter la scène, et la situation à Jérusalem au mo­ment de Pâques pour réaliser que cette troupe nombreuse est surtout compo­sée de romains.

Imaginons Jérusalem à Pâques (7) : 100.000 pèlerins qui encombrent tout; notamment, du côté du Mont des Oliviers, ces galiléens farcis d'élucubrations messianiques dangereuses pour l'ordre public. C'est à cause d'eux que le gouverneur et la garnison sont montés de Césarée à Jérusalem pour la Pâque. Pour le militaire, on ne s'amuse guère dans cette ville sans cirque, sans con­tacts possibles avec la population: c'est la corvée. Surtout, éviter les manifes­tations. Le Mont des Oliviers est spécialement à surveiller.

Imaginons maintenant la garde de la Tour Antonia, près du Temple de Jé­rusalem, en nous aidant de cartes et de photos. La garde voit une " troupe nombreuse ", armée de gourdins et d'épées (8), se précipiter de l'autre côté

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du Cédron vers le Mont des Oliviers... et les Romains ne seraient pas dans le coup? Ce tableau synoptique est invraisemblable et c'est le IV° Evangile qui a raison. C'est la cohorte romaine qui a arrêté Jésus. Tout le développe­ment de la tradition chrétienne a tendu à diminuer le rôle des Romains dans l'Affaire Jésus, et même Jean suit cette tendance (9). La cohorte n'a certaine­ment pas été rajoutée par le IV. Evangile.

On ne peut cependant pas écarter la présence de Judas comme guide, ni d'un détachement de la police (juive) du Temple. De toutes façons, l'Affaire est bizarre. On a envoyé le Commandant et plusieurs centaines d'hommes, et on est tombé sur une douzaine de pauvres gens parfaitement inoffensifs. L'un d'entre eux a bien tiré l'épée, mais le chef s'est rendu sans résistance, et, finalement, tous les autres se sont sauvés (10).

Il faut s'efforcer de comprendre l'attitude de Pilate; gouverneur dur et sans scrupules, il n'en faut pas douter (11); mais ce n'est pas un imbécile; cette affaire pouvait recéler un traquenard politique; s'il était convaincu d'avoir fait exécuter de façon expéditive comme rebelle un juif qui n'était pas ennemi des Romains, il pouvait avoir des ennuis en haut lieu.

encore, la version des faits donnés par Jean paraît la plus cohérente. Le récit de Marc, avec sa double réunion du Sanhédrin, d'abord la nuit, puis à nouveau le matin, le jour même de la Pâque, présente au moins trois invrai­semblances majeures:

- une telle concentration d'activités officielles pour un jour de fête chô­mée (12)

 
(5) Annales XV, 44. Nous utilisons l'analyse de Maurice Goguel (Jésus, p. 73). Ainsi que l'explique M. Goguel, il est impossible d'attribuer à une source chré­tienne un point de vue qui supposerait un sommeil complet de la communautéchrétienne de-la mort de Jésus aux environs de l'an 64,. une source juive est im­possible également, car elle n'aurait pas appelé Jésus sous le nom de Christ, ni supposé une solidarité entre les manifestations messianiques juives en Judée et chrétiennes à Rome. L'information est donc nécessairement de source païenne.

(6) Matth. 26, 47: une foule nombreuse,. 26, 55: les foules,. dans Marc et Luc

un certain nombre de textes précisent que la « foule» était « nombreuse ».

(7) J. Jeremias, Jérusalem au temps de Jésus, p. 115 ss.

(8) Le gourdin était une arme commode pour les émeutes, et recommandée par Pilate (Josèphe, Guerre Juive, II, IX, 2).

(9) "Judas, prenant la cohorte" (Jean 18, 3); «Pilate le livra aux chefs des prêtres pour être crucifié".(Jean 19, 16), etc.

(10) Marc 14, 50.. Matth. 26, 56.. déjà Marc la, 32.

(11) Voir p. ex. Isaac, «Jésus et Israël }), p. 453 ss (proposition XIX).

(12) Sur la question de la date de la mort de Jésus, il y a deux problèmes.

Jésus est mort une veille de sabbat, donc un vendredi. Mais si le repas du jeudi soir est un repas de Pâque (Marc 14, 17), alors Jésus a été crucifié le jour de Pâ­que, 15 Nisan.. or, d'après Jean 18, 28, Jésus a été crucifié la veille de Pâque, soit le 14 Nisan. Le récit synoptique présente une contradiction majeure: au jour de Pâque, le seul travail permis est la préparation de la nourriture (Exode 12, 16). La participation juive à l'affaire est impossible.. or c'est dans les Synoptiques qu'elle est la plus importante. D'autre part, jusqu'à la destruction du Temple, on pratiquait le sacrifice de l'agneau pour Pâque. Il n'en est pas question, et non plus dans Paul; par contre 1 Cor. 5, 7 est en faveur de la date donnée dans Jean. Enfin cette dernière fit seule autorité dans l'Eglise chrétienne jusqu'au 3e siècle.

L'autre problème est celui de l'année. Pilate fut procurateur de 26 à 36. La méthode la plus claire et objective serait le calcul. Jésus étant mort un vendredi, quelles sont les années où ce jour peut, soit coïncider avec la Pâque, soit tomber la veille? Cette méthode exclut, semble-t-il, la date de 29, fondée sur un rensei­gnement qui remonte à Tertullien, concernant les consuls en fonctions à Rome lors de la mort de Jésus: la Pâque tombe, cette année-là, un mardi. La meilleure date, d'après les calculs, serait le vendredi 3 avril 33 qui est une veille de Pâque... de plus, le calcul donne une éclipse de lune cette nuit-là.

(Fotheringham, Journal of Theological sfudis, Oxford 1934, p. 158 ss .. pour l'en­semble de la question, nous. suivons la discussion très claire et. condensée de Ogg, dans le Peake's Commentary of the Bible, p. 730 s).

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- une telle mise en scène chez le grand-prêtre, alors que, par ailleurs, on nous dit que les prêtres en chef et les scribes craignent une manifestation populaire, s'ils arrêtent Jésus (Marc 12, 12 et IlL

- enfin, si on admet la participation importante des Romains à l'arrestation, il est invraisemblable qu'ils se soient dessaisis si longtemps de leur prison­nier aussitôt après l'avoir arrêté.

L'Evangile de Jean présente moins de difficultés. D'abord il s'agit de la veille de Pâque, et non du jour même; ensuite il n'y a pas de session du Sanhédrin, mais seulement une comparution devant le grand-prêtre. Le récit de Jean comporte ici une hésitation apparente sur la personnalité du grand­prêtre, Hanne, ou Caiphe son gendre. Cette difficulté disparaît si on se rap­pelle que les anciens grands prêtres, comme Hanne, conservaient leur titre après avoir cessé leurs fonctions (13). Un ancien grand prêtre est un per­sonnage officieux, à l'influence moins voyante; un rôle important de Hanne est ici vraisemblable.

Il nous paraît donc normal d'admettre que Jésus a été amené effectivement devant Hanne par les, Romains, selon le récit de Jean 18, 12. Cette confron­tation, qui n'aboutit à rien et n'a aucune valeur juridique du point de vue Juif, peut s'expliquer par la surprise des Romains. On leur dénonce un rebelle se prétendant Messie, et ils n'ont rien trouvé de sérieux. Qu'est-ce que cette histoire? Abusé par le titre du « Grand-Prêtre », Marc a transformé la confron­tation en comparution et en procès, juridiquement impossible.

Toute l'attitude de Pilate par la suite peut s'expliquer par le désir d'être « couvert ». Il ne veut pas risquer des ennuis avec une condamnation qui pour­rait lui être reprochée. Mais il obtient une manifestation de loyalisme envers César, nécessitant l'élimination de Jésus; il risque donc davantage en le pro­tégeant... Après tout, il s'en... lave les mains; il en a fait exécuter bien d'au­tres.

On peut aller peut-être un peu plus loin. Le vrai nom de Barabbas était Jésus; le nôtre était celui « qu'on appelait le Christ» (14), pour Pilate (15). Jésus a pu être la victime d'une confusion provoquée notamment par Hanne.

On peut laisser le dernier mot au centurion qui commanda l'exécution de Jésus. « Assurément, cet homme était juste». (Luc 23-47). Il est arrivé qu'un bourreau rendit hommage au supplicié. En des temps récents, pensons à Dietrich Bonhoeffer.

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II. L'accusateur Juif



Il exista nécessairement; mais qui était-il au juste? .

La thèse suivant laquelle les Juifs n'ont pas eu vraiment la responsabilité de la mort de Jésus est une thèse relativement récente. Dans le Coran (4,156), on voit le Prophète Muhammad combattre la prétention des Juifs à avoir tué ou crucifié le Messie Jésus; les combattre encore parce qu'ils l'ont tenu pour un magicien (5, 110). Tout cela remonte au Talmud: « A la veille de la Pâque, on a pendu Jésus de Nazareth. Pendant quarante jours, un héraut a marché devant lui en criant: « Il doit être lapidé parce qu'il a exercé la magie, a séduit Israël et l'a entraîné à la rébellion. Que celui qui a quelque chose à dire pour le justifier vienne le faire valoir. Mais il ne se trouva rien pour le justifier et on le pendit à la veille de la Pâque.» (16).

Il n'est évidemment pas question de tenir ce tableau pour historique. Jésus n'a été ni lapidé, ni pendu, mais crucifié. Un tel passage consacre simplement la rupture définitive entre les Chrétiens et la Synagogue; il a paru plus hono­rable au Judaïsme de la fin du premier siècle de penser que les autorités juives avaient jugé Jésus régulièrement et non pas provoqué un meurtre ju­diciaire. C'est la conclusion raisonnable de M. Goguel sur le sentiment qui a pu inspirer les auteurs talmudistes. On sait d'autre part, d'après le Talmud, que le droit de condamner à mort avait été retiré au Sanhédrin « quarante ans » avant la Guerre Juive, terminée en 70 (17). Sans prendre cette datation pour argent comptant, elle concorde encore avec l'indication de Jean 18,31, contre le récit synoptique (Marc 14, 55; Matth 26, 59).

L'accusation de sorcellerie concorde avec tous les témoignages évangéli­ques: Marc 3, 22 ; Jésus chasse les démons par le pouvoir du prince des dé­mons. Jean 8,16; son pouvoir ne vient pas de Dieu, puisqu'il n'observe pas le sabbat (18).

Nous nous garderons de penser que l'hostilité de la synagogue envers l'hé­résie chrétienne et son fondateur implique à l'égard de Jésus une position identique et uniforme des Juifs contemporains. Comme l'a justement procla­mé Jules Isaac, l'Evangile suffit à prouver le contraire. Certains indices sem­bleraient même montrer que Jésus a pu être considéré par la synagogue com­me un docteur hérétique, contre qui l'autorité religieuse s'est montrée trop sévère (19).

Les Juifs contemporains de Jésus n'ont assurément pas réagi à son égard de façon uniforme, même pas dans le milieu pharisien. Ceux mentionnés dans

 
(13) J. Jeremias. « Jérusalem... ", p. 221.

(14) Matthieu 27, 17 ; 27, 22. Luc 23, 2. Si l'on pense au texte de Tacite, Christ

est bien devenu pour les Romains le nom propre de Jésus. C'est, nous semble-t-il, un indice d'authenticité en substance pour le texte de Luc 23, 2.

(15) Voir Goguel, Jésus, p. 382, n. 4, et l'appareil critique sur Matth. 27, 16-17.

(16) Ibid. pp. 56 s. Egalement Lévy, Werterbuch über die Talmudim und Mi­draschim, art. 1echou.

(17) Références p. ex. dans M.J. Lagrange, Le Judaïsme avant J.-C., p. 220.

(18) On a ici la preuve la plus sûre que les miracles de guérison ont réellement

existé, même si la tradition évangélique a pu les exagérer. Noter, dans Marc, l'ironie mordante de Jésus: si je chasse les démons par le prince des démons, ce prince n'est pas bien malin, et sa Maison ne durera pas longtemps... Le péché contre le Saint Esprit, est précisément de dire que ce Saint Esprit est l'Esprit du démon. Comment y aurait-il quelque chose encore à faire.

(19) Talmud de Jérusalem, Trad. Moïse Schwab. t. VI; p. 279, note p.

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Luc 13, 31, par exemple, l'ont protégé. Citons surtout la version arabe d'un texte célèbre du pharisien Josèphe, d'après S. Pinès: " A cette époque vivait un sage nommé Jésus. Sa conduite était bonne et il était renommé pour sa vertu. Nombreux furent ceux qui, parmi les Juifs et les autres nations, devin­rent ses disciples. Pilate le condamna à être crucifié et à mourir. Mais ceux qui étaient devenus ses disciples ne cessèrent pas de suivre son enseigne­ment. Ils rapportèrent qu'il leur était apparu trois jours après sa crucifixion, et qu'il était vivant; par conséquent il était peut-être le Messie (20) ,celui dont les prophètes ont raconté tant de merveilles" (21).

Comment tenter de conclure? Dans une trahison, tout le monde ne trahit pas, et les nombreux Juifs sympathisants ont été injustement englobés par les Chrétiens dans une rancœur collective. Mais enfin le plus ancien texte du Nouveau Testament, de l'auteur le mieux connu, la 1ère épître de Paul aux Thes­saloniciens, moins de 20 ans après la mort de Jésus, bien avant l'irrémédiable rupture entre Juifs et Chrétiens, contient cette accusation: "Les Juifs ont tué le Seigneur Jésus" (2, 15).

En corrigeant ce qu'une telle formulation peut avoir de passionnel par la curieuse expression de Pierre: Vous l'avez misà mort en le crucifiant "par la main des païens ", nous arrivons bien près du point de vue de "évangéliste Luc (22, 66-23, 2) : L'autorité Juive trouve Jésus coupable de blasphème, et l'accuse auprès de Pilate d'inciter le peuple à la grève de l'impôt (22).

Comprenons pourquoi les Chrétiens en ont voulu davantage aux Juifs qu'à Pilate. Dans une classe de punis, on en veut bien davantage aux mouchards qu'à l'administration scolaire; les grévistes davantage aux "jaunes" qu'au patronat; les résistants davantage aux tièdes de leur bord qu'à l'ennemi lui-­même.

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Quelle était donc la nature exacte du conflit religieux, du blasphème, si J'on veut, qui entraîna l'autorité juive à circonvenir Pilate, et le Judaïsme à. rester si longtemps solidaire de son parti dans le conflit?

L'accusation de magie ne suffit pas. Le Talmud de Jérusalem met en scène un rabbin qui va, et on le lui reproche, consulter un guérisseur chrétien (23). Le blasphème du pardon des péchés, dans la guérison du paralytique, n'en est pas un: il était de pratique courante chez les guérisseurs (24)" Aucune des accusations formulées au moment de la Passion, même d'après les témoigna­ges partiaux des Evangiles ou du Talmud, ne pouvait suffire à entraîner une

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telle action sur le plan des pouvoirs. Le Judaïsme a supporté bien des héré­sies. Bar Kochba, un siècle plus tard, fut appelé Messie et Fils de David (25), et il est toujours un héros national d'Israël à l'heure actuelle.

Alors?

Les Evangiles de Marc et de Matthieu lient avec évidence la rupture de Jésus avec le Judaïsme à la nomination des 12 Apôtres, autrement dit, à la constitution de l'Eglise.

On connaît la remarque de Renan: "Jésus annonçait le Royaume de Dieu... et c'est l'Eglise qui est venue". Il y a pourtant bien eu tentative d'organiser à l'avance le Royaume de Dieu qui était sur le point de se manifester sur la terre. C'est exactement le sens du passage de Luc 22, 19: « Je dispose du Royaume en votre faveur, comme mon père en a disposé en ma faveur (26) : vous mangerez et boirez à ma table, dans mon royaume, et vous serez assis sur des trônes, pour juger les 12 tribus d'Israël". '

La "disposition" en question est ce que nous traduisons par "(Nouveau) Testament". Or elle est sûrement historique. Les Apôtres sont envoyés deux par deux, afin qu'au Jugement Dernier leur témoignage soit valable; les paires sont données dans la liste de Matthieu 10, 2-4 (27).

A partir de ce moment, on voit Jésus donner à ses disciples un enseigne­ment secret, dont un élément sera justement qu'il est le Messie. C'est alors que sa famille cherche à le neutraliser, le croyant fou (Marc 3, 21) (28). et que des scribes venus de Jérusalem viennent enquêter sur ses activités (Marc 3, 22).

Les spéculations sur le Jugement Dernier n'étaient pas chose nouvelle,. Mais ce mélange, où l'on voyait d'une part un enseignement de style popu­laire, et d'autre part une organisation clandestine préludant au céleste futur,



(20) Arabe: falacallahou houa almasihou. فلعله هو المسيح

(21 ) Voir notes 3 et 4. (22) Voir note 13

(23) Traité shabbath, XIV.. trad. Schwab, t. III, p. 156 (Talmud de Jérusalem). (24) Voir G. Vermès, «Jésus le Juif », pp" 85 ss.. notamment la prière de Na­bonide, écrit découvert à Qumran.. voir Dupont-Sommer, «les écrits esséniens découverts près de la Mer Morte », p. 337: «D'une inflammation maligne je fus frappé pendant sept ans, et mon visage n'était plus semblable à celui des fils d'homme. Mais je priai le Dieu Très-Haut, et un exorciste remit mes péchés; c'était un homme juif, l'un des déportés. Et il me dit: Raconte cela par écrit pour rendre honneur et louange et gloire, au nom du Dieu Très-Haut."

(25) Voir Flusser, «Jésus », p. 23.

(26) Du verbe «diatithêmi", je dispose, vient «dîathêkê", le Testament.

(27) Voir B. Gerhardsson, Memory and Manuscript, p. 211. Le principe du té­

moignage par paires, déduit de Deut. 19, 15, était bien défini chez les rabbins. On notera que, d'après Matthieu 10, 2-4, où les paires sont précisées, la dernière paire est formée par Simon le Zélote et Judas l'Iscariot (ou Scarioth d'après cer­tains textes). Il est ainsi vraisemblable que ce surnom vienne de «Sicarius", le « Sicaire». On aurait ainsi la paire extrémiste et révolutionnaire, qui a pu faire attribuer à Jésus une certaine «Théologie de la Révolution».

(28) Il ne faut certainement pas minimiser les tensions entre Jésus et sa fa­mille, et nous suivons sur ce point Et. Trocmé (La formation de l'Evangile de Marc, p.106s). La tradition a tout fait pour éliminer ces tensions. On ne peut donc pas écarter tout à fait l'écho transmis par un apocryphe récemment dé­couvert, où apparaît une terrible tension entre Jésus et sa famille au moment de la Crucifixion. D'après ce texte, Marie et ses fils Jacques, Siméon, Jude, vien­nent vers Jésus et se tiennent devant lui. Jésus, pendu au bois, dit: {( Prends tes fils et va-t-en». (S. Pinès, The Jewish Christians of the early centuries, according to a new source. Israel Academy of Science and Humanities, proceedings. II,13). Sans doute pourrait-on rattacher ces tensions à celles qui ont dû se produire avec Jean-Baptiste (Jean 3; 22 ss). Au témoignage de S. Jérôme, un évangile perdu racontait que Jésus avait été baptisé par Jean en même temps que sa mère et ses frères. (Jeremias, Théologie du N.T., p. 45).

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est la raison véritable de la rupture: Dans le Royaume de Dieu, les autorités .religieuses constituées n'avaient pas leur place.

Les responsables Juifs étaient en situation délicate: Jésus étant très popu­laire, on pouvait mal lui faire un procès d'hérésie, d'autant plus qu'il savait se défendre en « debater" redoutable. Il était impossible d'expliquer cette histoire à Pilate. Or elle était incontestablement dangereuse. Le plus sûr ga­rant de l'autorité indigène, en pays colonisé, est la puissance occupante. Sur­tout, pas de surprise, et que, d'abord, rentre l'impôt (Luc 23, 2). Le risque évoqué par le Grand-Prêtre dans Jean 11, 47 est un risque bien réel: « Cet homme accomplit beaucoup de miracles. Si nous le laissons continuer, tous croiront en lui. Les Romains viendront; ils détruiront notre ville et notre na­tion ".



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Le péché ne serait pas dangereux, s'il n'était inextricablement mêlé à des sentiments honorables. On peut admettre chez les responsables Juifs, même collaborateurs mondains et vénaux du pouvoir romain, un tel sentiment d'an­goisse en pensant à ce qui risquait d'arriver certain jour de Pâque. L'occasion s'étant présentée, grâce à un traître, d'agir discrètement, on a pris le risque d'une « bavure ".

« ON NE FAIT PAS D'OMELETTE SANS CASSER DES ŒUFS ".

 
13

III. La Défense



Le rôle des défenseurs chrétiens n'est pas de nous persuader que les auto­rités Juives ont porté une responsabilité dans la mort de Jésus: le Judaïsme ne la contestait pas, au contraire. Il est de nous persuader que Jésus était bien le Christ, celui par qui toutes les promesses de Dieu à son peuple et au monde étaient accomplies. S'il est bien vrai que nous en sommes convaincus, la plus simple honnêteté intellectuelle doit nous faire reconnaître que nos raisons n'ont rien à voir avec celles des premiers Chrétiens.

Reprenons le discours de Pierre à la Pentecôte: « Vous assistez à l'ac­complissement de ce qui a été dit par le Prophète Joël: « Il arrivera dans les derniers jours...» (Actes 2, 17).

Ce passage ne peut être interprété que d'UNE SEULE MANIERE: pour les apôtres, le Jugement Dernier décrit dans Joël a commencé avec la Résurrection de Jésus. La prédication de Pierre présente ici toutes les garanties critiques possibles de l'authenticité. Il est impossible qu'elle ait été inventée par la suite: le problème de l'Eglise Chrétienne sera justement de trouver une alter­native à ce tableau matériellement inexact. Ce fut le problème de Paul: les Chrétiens, attendant la grande Résurrection imminente, ne travaillaient plus; ils s'inquiétaient de mourir, alors que la Résurrection devait leur éviter cette pénible épreuve pour eux-mêmes et leurs proches (1 Thess 4, 13 ss ; 2 Thess 3, 11 ss) .

Munis de cette clé, nous faisons le lien entre un certain nombre de pas­sages se rapportant au Jugement Dernier: Joël 2-3 ; Zacharie 3 ; 6; 14; Apo­calypse d'Hénoch (29).

- Il y aura tremblement de terre: Joël 2, 10; 3, 16; Zacharie 14, 51; Hénoch, plusieurs passages; Cf Matthieu 27, 51-54; 28, 2; Actes 4, 31 ; Marc 13, 8 et passages parallèles.

-Eclipses de soleil et (sic) de lune: Joël 2,10; 2,31; 3,15. Cf Marc 13,24 et parallèles; Luc 23,44 (voir note 12).

- Le Mont des Oliviers se fendra: Zacharie 14, 4; Hénoch 26-27; Cf Matthieu 27, 51.

- Les saints surgiront de leurs tombeaux; Hénoch 91, 10; Matthieu 27,52-53.

- Les réprouvés seront jetés dans la Géhenne: plusieurs passages dans Hénoch, les Evangiles synoptiques, surtout Matthieu; Joël 3, 2-12.

- Le Royaume d'Israël sera rétabli en ce jour-là: Joël 3, 16 ; Actes 1, 6 ; Luc 24, 21.

Le retard dans le rétablissement d'Israël fût, comme la mort de Chrétiens avant le Dernier Jour, un problème théologique de la Communauté.



(29) L'Apocalypse Juive d'Hénoch a été considérée comme écrit sacré dans l'Eglise primitive,. elle est nommément citée dans le Nouveau Testament (Jude, 14).


14

l'événement qui, aujourd'hui encore, inspire l'élan des Chrétiens, la Pen­tecôte où les disciples qui avaient abandonné Jésus se retrouvent des hom­mes nouveaux, appelant leurs frères à la repentance en les assurant du pardon divin, témoignant hardiment devant le peuple et les autorités, fut lié à l'origine à une image d'Apocalypse, à un tableau du Jugement supposé accompli.

Nombre de passages des Evangiles trouvent leur explication naturelle en référence à ce tableau esquissé dans un ensemble limité de textes prophéti­ques. Ce tableau apocalyptique, les premiers chrétiens ont cru le voir s'ac­complir.

L'Eglise serait restée une petite secte juive ephémère, si Paul ne l'avait libérée de cette interprétation à la lettre, après s'en être libéré lui-même. Voici plus d'un siècle qu'Auguste Sabatier, dans son livre admirable et jamais dépassé, «l'Apôtre Paul D, a montré ce moment décisif pour l'Apôtre, au début de la Seconde Epître aux Corinthiens, où il comprend qu'il mourra, lui aussi. Tout est dit, quand on arrive à 2 Cor. 5. C'est affaire de courage et de sincérité. «Même si nous avons connu le Christ par les yeux de la chair, maintenant nous ne le connaissons plus de cette manière D. (2 Cor. 5, 16).


II,3

II° partie

IV. L'accusé Jesus



LES disciples ont cru que la grande Résurrection du Dernier Jour avait commencé, et qu'ainsi les promesses de Dieu s'accomplissaient, parce que les actions et l'enseignement de Jésus autorisaient une telle interpréta­tion (30).

Jésus n'allait pas au Mont des Oliviers avec ses disciples simplement pour prendre le frais. Le Mont des Oliviers était le lieu prédestiné où le Christ, !e Messie, devait se manifester (Ezéchiel 11, 23; Zacharie 14, 4). C'est au sommet du Mont (818 m.) qu'étaient allumés les feux de signalisation vers toute la Judée, et là, par conséquent, que se manifesterait la Lumière du Monde (Zacharie 14, 6; Jean 8, 12; rapprocher de même Zacharie 14, 7 et Jean 7, 38) (31). Là aussi, David avait rassemblé ses troupes pour reprendre Jérusalem après la révolte d'Absalom (2 Samuel 15, 23 ss.). Josèphe écrit, encore, qu'au temps du procurateur Félix (vers 60 A.D.) .un faux prophète rassembla 30.000 hommes au Mont des Oliviers, prêts à prendre Jérusalem d'assaut. Ils furent massacrés; mais on comprend l'information de l'Evangile de Jean, où la cohorte romaine et le tribun se sont dérangés (32).

D'autre part, d'après certaines sources rabbiniques, ce Jugement Dernier où le Messie, accompagné du Prophète Elie, devait se manifester au Mont des Oliviers, était attendu pour un jour de Pâque (33).

Dès lors bien des choses deviennent claires. En chassant les marchands du Temple, Jésus accomplit les derniers mots de la prophétie de Zacharie (14, 21). De même, à la fête des Tabernacles, dans Jean 7, 37 ss., Jésus suit Zacharie 14, 8 et 14, 16-19.

Comment, dans ces conditions, ne pas songer aux prophéties de Zacharie 3, 7-9 et 6, 12-13? Il est impossible, avec l'accent galiléen qui avale les gutturales (34), de distinguer entre le nom de Jésus et celui de Josué, le Grand-Prêtre Messie de Zacharie. Or son premier acte, au lendemain du Jugement Dernier, sera de rebâtir immédiatement le Temple démoli par le tremblement de terre (35) ; dès avant le Jugement, Josué, et ses collègues avec lui, avec la pierre gravée, constituent le présage du temps qui vient...

 
(30) Nous suivons en plusieurs points R. Hiers, «The historical Jesus and the Kingdom of God », où l'on trouve une présentation cohérente des nombreu­ses références de l'Evangile au Jugement.

(31) Il faut remarquer que, dans les manuscrits les plus anciens, ces passa­ges de Jean se suivent, l'épisode de la femme adultère est une addition tardive

-ce qui ne veut pas dire inauthentique.

(32) Voir Hastings, Dictionnary of the Bible, art Olives (Mount of).

(33) Voir aux Editions du Carmel, "Elie le prophète", t.2, pp, 247-48. (34) Voir Vermès, "Jésus le Juif ", pp 67 ss; c'est ainsi que les textes ara­méens parlant de Jésus orthographient son nom à trois lettres au lieu de quatre avec la gutturale.

(35) L'expression «en trois jours» est à peu près équivalente à «en deux temps, trois mouvements",. cf Osée 6, 2.

 
II,4

On retrouve plusieurs de ces thèmes dans l'Apocalypse d'Hénoch, avec une explication toute naturelle de l'épisode des épées que Jésus demande à ses disciples avant de se rendre à Gethsémané, dans Luc 22, 36. Dans Hénoch, 90-91, c'est le Messie, accompagné du prophète Elie, qui exécute le Jugement, pour lequel on lui a remis une épée. D'autres figures encore re­çoivent un cachet spécifique de cette référence au tableau du Jugement: ainsi la figure des brebis et du Maître des brebis (Hénoch 90), ou la mois­son (Joël 3, 13).

X

Jésus se considérait donc comme le Messie désigné pour le Jugement Dernier qui devait avoir lieu à la Pâque, et il a agi comme tel. Il l'a de plus enseigné en secret à ses disciples. Par définition, un enseignement secret;.. est secret, donc difficile à préciser de l'extérieur. J. Jeremias est dans le vrai pourtant, lorsqu'il dit que si aucun indice n'est à lui seul décisif, leur ensemble est convaincant pour dire qu'un tel enseignement a bi'en existé (36), et B. Gerhardsson a sans doute raison aussi, quand il affecte comme contenu à cet enseignement la révélation du sens actuel de certaines pro­phéties messianiques (37). C'est la signification la plus naturelle de Luc 24, 37 et Luc 24, 44: le Ressuscité reprend, «: comme lorsqu'il était encore parmi les disciples". les démonstrations sur le sens des textes de Moïse et des Prophètes qui s'appliquent au Christ: Deutéronome 18, 15; Psaume 16, etc.

La prédication apostolique consiste à «démontrer par les Ecritures que Jésus est le Christ,,: Actes 9, 22; 17,2; 18,28. L'Evangile, c'est la pre­mière Confession de Foi de l'Eglise Chrétienne, «JESUS EST LE CHRIST"

(38) ; prouvée par les Ecritures (Actes 17, 11) ; et Paul précise que, dans sa prédication, il n'y a rien d'autre que les Ecritures (Actes 26, 22).

Donc. le Jugement Dernier a bien commencé: tel est finalement l'objet de la démonstration apostolique. X X

Le problème véritable, en cette affaire, est d'ordre moral. Faut-il risquer. de faire prendre Jésus pour un illuminé? Vaudrait-il mieux voiler les textes, ménager 'la foi des! fidèles en comptant! sur leur ignorance et sur la courtoisie des incroyants? ou interpréter, à tour de bras, au plus habile?

La solution est, nous semble-t-il, à chercher dans une direction différente, Le 23 décembre 1933, le pasteur Pierre Maury était invité par la Société Fran­çaise de Philosophie à exposer les idées théologiques de Karl Barth. Son exposé fut remarquable et clair. Mais le seul accord fut pour constater que le dialogue était impossible. Et le président de la société, André Lalande, de conclure: II,5

«II est d'un haut intérêt de constater comment la vie spirituelle chez des hommes qui n'ont rien de pathologique ni d'anormal, peut s'enga­ger dans des directions bien différentes de celles où nous aimons à nous mouvoir nous-mêmes, et où chacun reste libre de penser qu'il est meilleur de se mouvoir» (39). On s'exprimait évidemment avec moins de courtoisie à l'Académie de Capharnaüm...

Notons la date: décembre 1933. Devant la montée du nazisme, ce que pouvait penser Lalande, l'auteur du célèbre «vocabulaire de la philosophie» de 1932 comptait moins que la prochaine « Confession de Foi de Barmen» de mars 1934. Or Karl Barth, en cette période de crise, est dominé par la pers­pective du Jugement Dernier, l'eschatologie.

Autre témoignage, sans dialogue lui aussi, devant le nazisme, à situer dans la perspective du Jugement, celui rendu par les Témoins de Jéhovah, qui furent les premières victimes des nazis avec les Juifs. Le grand psychiâtre Bruno Bettelheim, dans « le Cœur Conscient» (p. 142), rend un bel et rare hommage à leur attitude dans les camps de concentration. Une autorité spiri­tuelle absolue, au-delà de la raison, fondée sur une attente du Jugement, fut un appui sûr dans les situations d'extrême contrainte. Les martyrs ont tou­jours' passé pour avoir des idées bizarres.

Il faut aller plus loin encore. Dans son" Journal d'un condamné à mort». 1974, E. Kouznetzov lie positivement l'attente du Jugement à cette force irra­tionnelle qui permet à l'âme humaine de tenir contre toutes les tortures et oppressions: Il y aura un Jugement... On connaît l'histoire de cet athée de­venu Juif par conversion et condamné à mort en U.R.S.S. pour avoir tentéde fuir en avion pour émigrer vers Israël.

« Il est impossible, écrit Kouznetzov (p. 165), de se passer de l'autre monde, ou, du moins, du Jugement Dernier. Car le monde a besoin du Juge­ment Dernier, tout comme le Ille Reich du procès de Nuremberg. Il le faut, il le faut. Clamez tout ce que vous voulez, il me faut l'autre monde. Je vous abandonne l'immortalité de mon âme, mais laissez-moi le Jugement Dernier.

Et qu'on voie ce qu'on verra ».

Jésus a vécu en un temps douloureux pour Israël (11), un de ces temps où émergent quelques grands caractères. La foule courbant l'échine les admi­re, les envie, et les craint tout à la fois; ce sont eux qui donnent un sens àla survie du peuple, quand le peuple ne les trahit pas. Ils ne sont assurément pas des êtres raisonnables; puisse la vision trop actuelle des « traitements psychiâtriques renforcés» nous garder toujours de les juger sur leurs raisons raisonnantes. Et si le système logique ne tient pas debout, le témoignage peut avoir tout de même un sens.



Dernier recours de la liberté des caractères, la présence du Jugement éclaire nOtre distinction de l'essentiel et de l'accessoire. Qui n'a pas ressenti cette vérité devant la mort d'un être aimé? Réconciliations devant le Juge­ment; ou, inversement, mépris devant les contestations d'héritages. Souve­nirs de guerre, aussi; scènes discrètes précédant un assaut...

(39) Bulletin de la Société Française de Philosophie, 23 décembre 1933.

(36) La démonstration donnée par J.Jeremias, «La dernière Cène », p.148s, sur ce point, est un modèle de reconnaissance de forme.

(37) «Tradition and Manuscript », p. 228 ss.

(38) Par rapport à ce contexte, di.re que la première confession de foi de l'E­glise'est:« Jésus-Christ est le Seigneur» est un contresens. Historiquement. c'est au contraire: «Le Seigneur Jésus est le Christ ». Jésus-Christ était tout, sauf un nom propre. Voir, àce sujet, l'excellente analyse d'Alfred Escande, «Kurios lêsous Christos ». (Librairie Protestante, 1970)....................................................... . (39) Bulletin de la Société Française de Philosophie, 23 décembre 1933

II,6

Le Royaume de Dieu est donc la perle de grand prix, le trésor caché. Tout le reste ne compte pas. Devant l'imminence, tout est possible, rien n'est acquis. Des pécheurs peuvent y entrer, des pharisiens s'en exclure. Tout le monde est appelé, et il n'y a pius de privilège. «Votre Père fait lever son soleil sur les justes et sur les injustes" (Matth. 5, 45).


Cette évidence morale se renforce d'un véritable syllogisme de l'action, le, raisonnement par « à plus forte raison ". N'importe quel père normal, si le fils prodigue revient, l'accueille avec joie. Pensons à la famille méditerra­néenne, à « Marius" de Marcel Pagnol. OR Dieu est un père pour les enfants d'Israël. DONC si le pécheur revient, Dieu le voit venir de loin. La pénitence mesurée n'est pas dans la logique du père (40). Même schéma pour le Bon Berger. Si l'UN DE VOUS a cent brebis et qu'il en perde une... Le Bon Ber­ger, c'est un berger normal.

Quand on parle de la simplicité évangélique. c'est toujours à ces histoi­res inoubliables qu'on se réfère. L'évidence du cœur y rencontre l'autoritésouveraine de la Parole de Dieu, et l'une instruit l'autre. Le cœur y garde l'âme de se livrer à l'esprit de système et aux pouvoirs humains; la Parole y garde les sentiments humains, d'emmener le Fils ou la Brebis retrouvés n'importe où.

1\ faut s'arrêter sur la, simplicité de ces histoires. Le sentiment d'évidence logique qu'on éprouve en les lisant, et plus encore peut-être quand on les raconte à des enfants, voilà ce qui reste de spécifique et de toujours présent à l'origine de la foi chrétienne, quand on a rendu à son cadre juif tout ce que Jésus lui doit.

Il n'est pas exact, quoi que d'éminents théologiens aient pu écrire, que Jésus ait révélé la paternité divine. On doit être reconnaissant au Père Hans Küng de l'avoir dit nettement dans son beau livre de synthèse «Etre Chré­tien" (41). Mais il cherche encore à sauver l'originalité de Jésus à partir de l'appellation familière qu'il donne à Dieu: «Abba". H. Küng suit ici J. Jere­mias. Nous reconnaissons tout ce que nous devons à ce maître des maîtres de l'exégèse. Mais c'est avec raison, nous semble-HI, que les rapporteurs de Fribourg ont ici contesté le point de vue de Jeremiaa (42). D'autres guéris­seurs ont eu avec Dieu une familiarité comparable. D'autres que lui ont par­donné les péchés en guérissant (34).

On peut en dire autant de la célèbre maxime "Aimez vos ennemis" (Matth.5, 44). Quand Saint Paul développe

II,7

ce même principe dans l'épître aux Romains (12, 17), c'est l'autorité de l'Ancien Testament qu'il invoque:

« Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger;

S'if a soif, donne-lui à boire (proverbes 25, 21-22) .

Il n'est même pas jusqu'aux. censures adressées aux Pharisiens et à leur hypocrisie qui n'aient des parallèles dans le Judaïsme. D. Flusser en donne un certain nombre (43),

Si on acceptait ce tableau, où la tendance pharisienne à l'hypocrisie pieu­se est reconnue par un savant juif éminent, la personne de Jésus de Naza­reth ne pourraitcelle cesser d'être la pierre d'achoppement entre Juifs et Chrétiens? L'aventure individuelle d'où les Evangiles sont sortis peut rece­voir des interprétations différentes par rapport aux destins universels; mais, avant toute chose, il importe que le fond de cette aventure individuelle soit mutuellement reconnu pour historiquement vrai.

Que Dieu soit un Père, ce n'était pas neuf; la forme du raisonnement non plus; l'amour non plus. Mais que la logique de ces sentiments humains nous amène brusquement à considérer comme des évidences les vérités les plus hautes de la piété, voilà qui était nouveau.

Or il est clair que cette vision évangélique pulvérisait l'un des axes vi­taux de la réflexion théologique pharisienne. Comme disait le grand Hillel, scribe à Jérusalem vers 20 avant J.-C., «L'homme qui n'est pas cultivé n'a pas !a crainte du péché, les gens du peuple ne peuvent être vraiment pieux (44) ". L'Evangile de Marc, 7, décrit le choc. Le témoignage en est partial ­évidemment; mais les arguments ne sont pas inventés (4S). Et Jésus con­clut le débat par une plaisanterie grossière (Marc 7, 19) dont on peut ima­giner l'effet sur un public populaire.

Nous sommes ici au cœur du débat avec la pensée juive, dans ce qu'elle a de plus proche et de plus compréhensif pour la prédication de Jésus. Il est vrai, que le Judaïsme a médité sur les paroles de la Loi qui condensent avec limpidité la volonté bonne de Dieu. Du commandement «Tu aimeras ton prochain comme toi-même ", Hillel a dit aussi qu'il condensait toute la Loi,


(40) Comme autres exemples de ce raisonnement (rabbinique d'origine):

Luc 11, 9-13; 12, 22-30.. 4, 17-24. Détail de la logique: il n'est pas plus difficile de pardonner les péchés que de dire avec succès: lève-toi et marche; or je peux faire le second, donc aussi le premier.

(41) «Etre Chrétien", p. 354 ss. Exemple de texte juif du 1er siècle avant Jésus-Christ: (les méchants disent) «Opprimons le juste dans la pauvreté,... courons sus au juste, il nous ennuie,... il nous reproche de transgresser la Loi... il se nomme enfant du Seigneur, il ne vit pas comme les autres et sa conduite est étrange... Il proclame heureux le sort final des justes et se vante d'avoir Dieu pour père. Voyons s'il dit vrai. Examinons ce qui se passe à sa mort. Si le juste est fils de Dieu, (uios theou), Dieu prendra soin de lui et le délivrera de la main de ses adversaires. Condamnons-le à une mort honteuse,car Dieu l'assistera, à ce qu'il dit. Sagesse de Salomon (2,17-20).

(42) Oestereicher, in «The Lord's Prayer. and Jewish Liturgy", p. 134 s; l'originalité, s'il y en a une, pourrait bien avoir éte en sens contraire de ce que les chrétiens ont pieusement compris. Abba est un titre familier donné au rab­bin par ses d,isciples. Si Jésus dit à ses disciples.. «Ne donnez à personne sur la terre le nom de Père, car vous n'avez qu'un seul père, le Père Céleste}) (Matth.23, 9), ce serait aussi bien parce qu'il le refuse pour lui-même, comme il refuse le titre de «Bon Maître}) (Marc 10, 18). Au reste l'appellation chrétienne d' "Ab­ba" n'a nullement pris chez les chrétiens le caractère familier recherché, si l'on en croit Paul, elle est hurlée (krazômen, Rom. 8, 15, Gal. 4, 6). Comme dit le dictionnaire de Grimm, c'est une «compellatio dei in precibus solemnis". Que ce soit dans un sens ou dans l'autre, il ne faut donc pas trop presser ce mot. (43) Flusser, « Jésus}), p. 59. Le terme de "pharisien" est péjoratif. (44) Lagrange, Le Judaïsme avant Jésus-Christ, p. 277. (45) Lagrange, Commentaire de Marc. Talmud de Babylone Traité Nedarim, 3, 2.. « Si quelqu'un voit plusieurs personnes manger des figués lui appartenant et leur dit «Korban pour VOUS}), puis découvre qu'il y a parmi eux son père et des frères, alors.. R. Shammaï dit que les parents ne sont pas couverts par un Korban donné par erreur. R. Hillel dit que si. Et si quelqu'un établit expres­sément un tel Korban, sur ses parents, alors ils sont liés.. et ne peuvent rien recevoir de lui qui soit lié par le Korban".

II,9

et le reste n'est que commentaire (46). Mais il n'est pas moins vrai que la tradition juive était bloquée par le mécanisme de son propre système d'au­torité. « Celui qui interprète l'Ecriture contrairement à la tradition légale. malgré qu'il garde la Loi et ait les bonnes œuvres, n'aura pas de part au monde futur" (47); « Celui qui contredit les paroles des scribes, pèche plus que s'il contredit la Loi" (48).





On voit dans quel sens est juste l'affirmation de Flusser déjà citée: « La doctrine de Jésus est le couronnement de ce progrès (du pharisaïsme) ". Elle est à rapprocl)er'- de la thèse fondamentale de E.-G. Léonard, dans « L'Histoire Générale de la Réforme: « La Réforme bien plus qu'une révolte contre la piété catholique, en fut l'aboutissement, la floraison" (t. l, p. 10).

Mises en parallèle, les deux formules montrent d'où vient ce qu'on pour­rait appeler le, vrai procès de l'autorité. Pour le système, le zélote est moins dangereux que Jésus. « Faites ce qu'ils disent, et non pas ce qu'ils font" (Matth. 23, 3) est bien plus subversif que la tentative révolutionnaire des zé­lotes. Alain, dans ses « Propos ,,( sur les Philosophes (et ailleurs), citant avec prédilection Pascal et Hegel, traduisait bien cette solution à la «:dialectique des pouvoirs" - nom moderne pédant donné à la Roue de la Fortune. Ceux qui ont le courage de juger les grands seraient invincibles, s'ils avaient en même temps la sagesse de leur obéir et de ne point briguer leurs pouvoirs(49). Ainsi Jésus dit, le miracle accompli, "va te montrer au prêtre" (Marc 1,44). Il importe peu, pour les témoins extérieurs, que ce comportement pratique soit le fruit d'une réflexion critique sur la notion même de "pou­voir", ou qu'il traduise l'attente du Tout-Puissant qui tranchera en dernier ressort. En présence d'une telle attitude, c'est l'autorité elle-même qui se sent atteinte dans ses fondements, et qui prend n'importe quel prétexte pour atta­quer et inquisitionner: « Ceci n'est pas permis" (Marc 2, 24).

Le « couronnement du progrès", selon l'expression de Flusser, c'est la grande idée simple, et la grande idée simple comporte une rupture avec le passé. La nouvelle génération qui vivra de son évidence sera trop facilement injuste envers ses pères. Et d'autre part le cheminement des pères, brusque­ment, devient plus ou moins caduc, et ceux-ci l'admettent difficilement. S'ils en avaient le pouvoir, ils étoufferaient ce nouveau venu dans le domaine de leur compétence, ce « jeune" de 30 ans « qui n'a pas fait d'études" (Jean 7, 15).

Simplicité n'est pas naïveté, mais « couronnement". La Théorie de la Re­

lativité d'Einstein fut à l'origine une grande idée simple, lancée par un nou­veau venu, et passionnément contestée. '9ui, veuille considérer, lecteur, que notre phénomène n'est pas unique. La révélation de la simplicité évangélique est la même du plus humble au plus grand. En un temps où les croyants souffrent de

II,10

penser quelle cours du monde est indifférent à leur foi, n'est-ce pas une force de savoir que la démarche évangélique n'est pas seulement une obéissance et un renoncement intellectuel?



LA DEMARCHE EVANGELIQUE EST UNE DECOUVERTE INTELLECTUELLE.



Dans son dernier livre, « Le nouvel esprit scientifique", Gaston Bachelard écrivait (p. 179) : «Chacun peut revivre ces mutations spirituelles en se rap­pelant le trouble et l'émoi apportés par les nouvelles doctrines dans la cul­ture personnelle: elles réclament tant d'efforts qu'elles ne paraissent point naturelles. Mais la nature naturante est à l'œuvre jusque dans nos âmes; un jour on s'aperçoit qu'on a compris. A quelle lumière reconnaît-on d'abord la valeur de ces synthèses subites? A une clarté indicible qui met en notre raison sécurité et bonheur".



Il reste qu'il faudra attendre Paul pour que soit mesuré le caractère fon­damentalement nouveau de l'Evangile. Paul a longtemps lutté en lui-même pour comprendre que le Jugement ne viendrait pas ainsi qu'on l'attendait ­et pourtant l'espérance évangélique subsistait (50). Il faudra que l'Eglise Chrétienne, dans sa vision du salut, prenne une certaine distance à l'égard de ce que Jésus lui-même a pu désigner par « le salut". Dans notre fidélité la plus haute envers « les conducteurs qui nous ont annoncé la Parole de Dieu »

(Hébreux 13, 7), il Y a l'exigence d'une certaine liberté à leur égard, liberté dont ils ont eux-mêmes donné l'exemple consacré par l'Esprit.



L'Evangile tel que nous le comprenons est donc né encadré dans un ta­bleau du Jugement dont il a été libéré par Paul. On peut essayer de se de­mander pourquoi Jésus s'était formé ce tableau du Jugement.

Un premier élément est sûrement que Jésus possédait le don de guérison. Saint François d'Assise le possédait aussi, et priait pour ne pas faire trop de miracles: les gens le considéraient comme un champion, mais ne se convertissaient pas pour autant. Il est arrivé à Jésus quelque chose d'analo­gue; en tout cas ses ennemis l'ont considéré comme un magicien, non pas comme un homme sans pouvoirs. Mais d'autres que Jésus avaient de tels dons, -et ces dons existent encore à l'heure actuelle. Pourquoi, s'il est permis de poser une telle question, Jésus a-t-il considéré ces guérisons comme un signe du Royaume tout proche, et plus précisément comme l'accomplisse­ment de la prophétie d'Esaïe 61 ?

Il faut en effet considérer comme sûr, étant donnée la place du Jugement dans l'enseignement et les actes symboliques de Jésus, que celui-ci se con­sidérait comme le Messie. C'était donc lui que l'Eternel avait

 
(46) Voir Gerhardsson, p. 138, diverses références sur le « Kelal ».

(47) Pirke Aboth, 3, 11.

(48) Sanhédrin, 11, 3. Cité d'après Auguste Sabatier, "Les religions d'auto­rité et la Religion de l'Esprit », p. 90. Ce livre écrit avant 1901 et publié en 1904 n'a rien perdu. en actualité. Réédité en 1956.

(49) Alain. Propos sur les philosophes p. 109 ss.

(50) Philippiens 3, 20,. 4, 3.. Les fidèles sont déjà citoyens des cieux, et ins­crits au livre de vie. Il y a dissociation entre le jugement, qui est déjà acquis, et la fin du temps terrestre.

On peut dire qu'à part certaines sectes, l'immense majorité des chrétiens adopte aujourd'hui ce point de vue.

II,11

OINT (= fait MESSIE) pour évangéliser les pauvres, ouvrir les yeux des aveugles, faire marcher les impotents (Matth. 11 ; Luc 4, 18; 7, 22). Il est seulement vrai­semblable qu'il réservait cette révélation à l'enseignement secret - d'où les questions que les gens posaient et se posaient.

Nous avons dit plus haut, à propos du tableau de Zacharie (3, 8; 6, 12; ch. 14) le rôle possible de son nom. «Jésus" est indiscernable de «Josué" en dialecte galiléen; c'est aussi le « salut", lechoua. Il est tentant de recou­per cette observation avec le rôle du « salut" dans le Second Esaïe.' Sur 77 occurences du mot dans l'Ancien Testament, 11 se trouvent dans le second Esaïe, notamment dans les passages célébrant le «Serviteur de l'Eternel". Plusieurs références du Nouveau Testament à ces passages font penser au sens double possible du mot. Ainsi Esaïe 49, 6 dans Actes 13, 47 :

« Je fais de toi la lumière des nations,

Pour être mon saiut (mon Jésus?) jusqu'au bout de la terre ".

Même possibilité pour Esaïe 49, 8 dans 2 Cor. 6, 2; ou encore pour le Psaume 118, 14-23 dans Actes 4, 11-12 (pensons à la pierre de Zacharie 3, 9). Bien sûr, la première liturgie chrétienne n'a pu que s'emparer d'un jeu de mots en or; par exemple Esaïe 52, 10 dans l'Evangile de Noël: «Mes yeux on vu ton «' salut" (Jésus?) ". Mais le tableau fondé sur Zacharie, avec Joël, Hénoch..., remontant certainement à Jésus lui-même, il est difficile de ne pas penser que Jésus aura lui-même donné le double sens de son nom. On

sait qu'il aimait les jeux de mots (51). On peut en entrevoir un dans la déclaration à Zachée: "Aujourd'hui, le "salut" est entré dans cette mai­son}) (Luc 19, 9).

Ainsi il était bien écrit, dans Esaïe le Prophète, que le Serviteur de l'Eter­nel. le Salut personnifié, Jésus le Messie, devait souffrir, comme prélude au Jugement Dernier.



II,12



Conclusion



TOUT est prêt maintenant.

Tout est prêt pour 1'« Affaire». Il est impossible à Jésus d'expliquer sa vision du Jugement, de l'Evangile, du Messie souffrant, aux prêtres, aux pharisiens, aux Romains évidemment. En revanche ceux-ci peuvent suspecter le complot caché; la politique n'est pas le lieu des interprétations bienveil­lantes de ce qu'on ne comprend pas. Sur trahison, tout ce qui détenait pouvoir s'est uni contre Jésus refusant de s'expliquer.

Et tout est prêt aussi pour la naissance de la foi chrétienne. Certes, les événements ne se déroulent pas exactement comme Jésus les a prévus. Le cri {( Lama Sabachtani » (52) -défie toute contestation d'authenticité. Pourtant il est clair que Jésus n'a pas été pris au dépourvu par le drame. Le cri de douleur, dans l'Histoire, est le cachet d'une authenticité présente qui nous atteint au-delà même du cœur et de la raison. Quand les pires outrages n'ont pas atteint la dignité de la victime, elle prend soudain une dimension impré­visible. Son destin n'est pas interrompu, mais accompli. '

Lorsque Jésus apparut vivant au petit nombre des initiés, le cadre était prêt: ils reconnurent l'autre face de 1'« Affaire », l'accomplissement de l'Ecri­ture, et leur douleur se changea en joie (Jean 16, 20). Il Y aura toujours cette deuxième lecture des événements dans la décision qui fait d'un déses­péré un chrétien.





(51) Un certain nombre d'exemples sont fournis par Matthew Black, "An aramaïc approach to the Gospels and acts".

(52) Ce cri n'est pas une citation. Le Psaume 22 porte: Lama 'azavthani et le Targoum.. Methoul ma sabachtani. Mais il est exact que le rapprochement entre le cri de Jésus et le Psaume a été fait très tôt.. en effet certains textes portent: lama zaphtani. Toutes ces expressions signifient: «pourquoi m'a-tu abandonné? ».

 
II,13



E p i l o g u e

 
NOTRE exposé sur Jésus est un essai historique. Il s'arrête aux portes du sanctualre. S'il invite l'honnête homme à les franchir, cet ouvrier de la 11° heure peut n'en pas voir l'intérieur avec les mêmes yeux.

Il n'est pas question d'« Histoire de la Tradition Evangélique»; dans l'Intro­duction de son Jésus, R. Bultmann fait remarquer qu'il n'utilise les considéra­tions d'analyse critique qu'en peu de cas (p. 39), Et c'est dommage. Quand il écrit: «C'est avec assurance que Jésus refuse toute spéculation apocalyptique sur la fin des temps» (p. 137), il nie une évidence. Il en est de même pour tous les auteurs, et le contraire serait impossible. Comme l'explique H. Schuermann dans «comment Jésus a-t-il vécu sa mort ?», p. 33, il Y a toujours, au-delà de toute les méthodes critiques, un reste qu'il n'est possible d'atteindre que sur le mode personnel ». Il faut repenser le problème «à partir du portrait d'en­semble ».

Du point de vue de la méthode scientifique, le portrait historique de Jésus, ou de toute autre individualité dont la destinée nous importe, se rattache da­vantage à la reconnaissance des formes qu'au dépouillement exhaustif .d'un dossier. On connaît ces portraits réalisé.savecdeux ou trois centaines de petits carrés blancs, gris et noirs - beaucod,i> de travaux sur le portrait d'Abraham Lincoln. A quelques mètres, plus ou mOins. selon l'observateur, le visage appa­raît. Ainsi devons-nous reconnaître le visage du Messie, et admettre dans cette reconnaissance un élément de décision personnelle.

Le portrait de Jésus correspond toujours au tempérament de l'exégète. On l'a dit cent fois; avec, suivant les cas, humour, ironie, cynisme, ou mélan­colie; mais aussi avec ignorance de ce qui est, en 'fin de .compte, une forme du principe d'indétermination. Nous en demandons trop à la connaissance de Jésus.



On fera seulement cette confiance à l'honnêteté de l'exégète: s'il est vrai qu'il part d'un modèle préconçu, influencé par son tempérament, il accepte, lui aussi, de se transfOrmer lui-même, quand un ensemble suffisant d'indices du dossier vient à l'exiger.