Filum Arianum


Filum Arianum.

Le Fil d'Arius dans l'Histoire du dogme trinitaire.

De quoi s'agit-il ? La piété chrétienne s'adresse au Père, au Fils, et au Saint-Esprit, formule utilisée dans cet ordre en Matthieu 28,19; dans 2 Corinthiens 13,13, on a l'expression: Que la grâce du Seigneur Jésus-Christ, l'amour de Dieu le Père, et la communion du Saint-Esprit, soient avec vous tous. Le dogme trinitaire définit les relations entre ces trois éléments. Sa formulation officielle est le Symbole d'Athanase:


Quicumque vult salvus esse, ante omnia opus est ut teneat catholicam fidem,
Quam nisi quisque integram inviolatamque servaverit,absque dubito in aeternum peribit.
Fides autem catholica haec est,ut unum Deum in Trinitate,et Trinitatem in unitate veneremur
Neque confundentes personas, neque substantiam separantes.
Alia est enim persona Patris, alia Filii, alia Spiriti sancti.
Sed Patris, et Filii, et Spiritus sancti una est divinitas,aequalis gloria,coaeterna majestas.
Qualis Pater,talis Filius,talis Spiritus sanctus.
Increatus Pater, increatus Filius, Increatus Spiritus sanctus.
Immensus Pater, immensus Filius, immensus Spiritus sanctus.
Aeternus Pater, aeternus Filius, aeternus Spiritus sanctus.
Et tamen non tres aeterni,sed unus aeternus.
Sicut non tres increati, nec tres immensi, sed unus increatus et unus immensus.
Similiter omnipotens Pater, omnipotens Filius, omnipotens Spiritus sanctus.
Et tamen non tres omnipotentes, sed unus omnipotens.
Ita Deus Pater, Deus Filius, Deus Spiritus sanctus.
Et tamen non tres Dii, sed unus est Deus.
Ita Dominus Pater, Dominus Filius, Dominus Spiritus sanctus.
Et tamen non tres Domini, sed unus est Dominus.
Quia,sicut singillatim unamquamque personam Deum ac Dominum confiteri Christiana veritate compellimur:ita tres Deos aut Dominos dicere, catholica religione prohibemur.
Pater a nullo est factus, nec creatus, nec genitus.
Filius a Patre solo est: non factus, nec creatus, sed genitus.
Spiritus sanctus a Patre et Filio: non factus, nec creatus, nec genitus, sed procedens.
Unus ergo Pater, non tres Patres: unus Filius, non tres Filii: unus Spiritus sanctus, non tres Spiritus sancti.
Et in hac Trinitate nihil prius aut posterius, nihil majus aut minus; sed totae tres persones coaeternae sibi sunt,et coaequales.
Ita ut per omnia, sicut jam supra dictum est, et unitas in Trinitate, et Trinitas in unitate veneranda sit.
Qui vult ergo salvus esse, ita de Trinitate sentiat.
Etc.
Quiconque veut être sauvé, avant toute chose il importe qu’il s’en tienne à la foi catholique.
Que l’on doit conserver intégrale,inviolée,sans hésitation, sous peine de périr pour l’éternité.
La foi catholique,c’est que nous vénérons Dieu unique dans la Trinité,et la Trinité dans l’unité.
Nous ne confondons pas les personnes et nous ne séparons pas les substances.  Autre est la personne du Père, autre celle du Fils,et autre celle du Saint-Esprit.
Mais une est la divinité du Père,du Fils et du Saint- Esprit, égale est leur gloire,coéternelle leur majesté Tel Père, tel Fils, tel Saint-Esprit. Le Père est incréé,le Fils est incréé,le Saint-Esprit est incréé. Le Père est immense, le Fils est immense, le Saint-Esprit est immense.
Le Père est éternel,le Fils est éternel,le Saint-Esprit est éternel.Mais non pas trois éternels; c’est un seul éternel.
De même non pas trois incréés, ni trois immenses, mais un seul incréé, et un seul immense.
De même le Père est tout-puissant, le Fils est tout-puissant, le Saint-Esprit est tout-puissant. Et cependant non pas trois tout-puissants, mais un seul tout-puissant.
Ainsi le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu. Mais non pas trois Dieux: c’est un seul Dieu. Ainsi le Père est Seigneur, le Fils est Seigneur, le Saint-Esprit est Seigneur.
Mais non pas trois Seigneurs: c’est un seul Seigneur.
Car,de même que la vérité chrétienne nous oblige à confesser que chacune des personnes est Dieu et Seigneur,la religion catholique nous interdit de dire qu’il y ait ainsi trois Dieux et trois Seigneurs.
Le Père n’a été fait par personne, ni créé, ni engendré.
Le Fils vient du Père seul; ni fait, ni créé, mais engendré par lui.  Le Saint-Esprit vient du Père et du Fils; ni fait ni créé, ni engendré, mais procédant d’eux.
Il n’y a donc pas trois Pères, mais un seul; ni trois Fils, mais un seul, ni trois Saint-Esprits, mais un seul.
Et dans cette Trinité rien ne vient avant ou après; ni au-dessus ou dessous. Les trois personnes sont égales et coéternelles. Ainsi, que toujours l’unité divine soit vénérée dans la Trinité des personnes et la Trinité dans l’Unité. Celui qui veut être sauvé, c’est ainsi qu’il doit ressentir la Trinité. Etc.

  Ce texte remonte au VII° siècle, sans doute un peu au-delà. Il marque l'aboutissement d'une controverse commencée au III° siècle, avec pour protagonistes l'évêque Athanase d'Alexandrie et le moine Arius. Elle est tranchée par l'autorité impériale en 325, Constantin étant devenu en fait le chef de l'Eglise Chrétienne,qui officialise le Symbole de Nicée, toujours en usage dans les différentes Eglises Chrétiennes. Après des péripéties au cours du IV° siècle, les Ariens opposés au nouveau dogme trinitaire seront définitivement exclus et persécutés à partir de 381 sous l'empereur Théodose. Mais des hérésies naissent à propos de l'interprétation exacte du Symbole de Nicée, en sorte que des précisions furent jugées nécessaires. En tout cas, nous verrons que Calvin fut traité d'Arien pour avoir voulu délaisser le Symbole d'Athanase,et qu'il s'inclina. La discussion était close, et Michel Servet périt, d'avoir osé la rouvrir. Nous y reviendrons.
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  Les Ariens étaient-ils vraiment "antitrinitaires" ? Certains le furent sans doute.
Il ne faut pas chercher dans l'Histoire ecclésiastique plus d'équité que dans une campagne électorale victorieuse. On a cependant un document parfaitement objectif, un débat public entre saint Augustin et l'évêque arien Maximin, ou Maximinus, tenu à Hippone en 427, avec des sécrétaires qui ont dressé le procès-verbal du débat "sténographié" au cours des séances et contresigné par les protagonistes.
  Comment avait-ce été possible ? C'est qu'il y avait une exception dans les lois répressives de Théodose. En 410, Rome avait été prise et saccagée par les Vandales d'Alaric, ariens. Humiliée. Après la guerre, Augustin eut à confesser nombre de nobles dames romaines qui avaient subi, de la part des beaux scandinaves, les pires outrages, où la confession sincère de leur péché les contraignait à dire qu'elles y avaient trouvé du plaisir. Et nous avons les lettres consolantes d'Augustin. C'est dire que l'Empire romain n'est plus aussi puissant qu'autrefois. Ses armées sont formées de mercenaires étrangers, notamment scandinaves, chrétiens ariens.
Comment cela ? Eh bien, trente ans plus tôt, à Constantinople, le Goth Ulfilas (wulfila, le petit loup) devenu militaire s'était converti, arien, et même évêque, puis était reparti "évangéliser" son hérésie en Suède. Une des méthodes les plus dangereuses des Ariens était de multiplier les études bibliques. Ils étaient ainsi très forts pour lancer leurs versets à la face des prédicateurs bons catholiques.
  D'où l'importance du principe suivant formulé par saint Augustin:

Omnia quae leguntur de Scripturis Sanctis ad instructionem et salutem nostram intente oportet audire. Maxime tamen memoriae commendanda sunt, quae adversus haereticos valent plurimum. (Tout ce qu'on lit dans les Ecritures saintes pour notre instruction et salut, on doit l'écouter avec attention. Il faut cependant tenir en mémoire surtout ce qui peut le mieux servir contre les hérétiques.Ep. in Io. Ep.X, 2,1)

On va voir que la mémoire biblique de Maximin était prodigieuse.
Le gouverneur d'Afrique du Nord, Boniface, étant entré en rébellion contre l'empereur, avec à la clé le ravitaillement de Rome en blé, l'empereur envoie en médiateur l'aumônier général des Goths Maximin, évêque arien (toujours l'exception). Pour saint Augustin, c'était l'occasion de l'embarrasser. Car l'arianisme est interdit. Or Maximin accepte, malgré le danger à cause des lois de l'Empire: Car, dit-il:
 
La confession de bouche est nécessaire au salut (Rom.10,10); car nous sommes disposés à répondre à quiconque nous demande raison de notre foi et de notre espérance (1 Pierre 3,15); puisque le Seigneur Jésus dit lui-même: Celui qui me confessera devant les hommes, moi aussi je le confesserai devant mon Père qui est dans les cieux; et celui qui m'aura renié devant les hommes, moi aussi je le renierai devant mon Père qui est dans les cieux (Mat. 10,32). Craignant, dis-je, ce péril, quoique je n'ignore pas les lois de l'empire, mais instruit en même temps de la loi du Sauveur qui dous a donné cet avertissement: Ne craignez point, dit-il, ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent tuer l'âme (Mat.10,28); par tous ces motifs, je réponds en termes clairs et positifs.

Confession de foi arienne de l'évêque Maximin:
    
Je crois qu'il n'y a qu'un seul Dieu, le Père, lequel n'a reçu la vie de personne.
Je crois qu'il n'y a qu'un seul Fils, lequel a reçu du Père son existence, sa nature et sa vie;
Je crois qu'il n'y a qu'un seul Saint-Esprit paraclet, lequel illumine et sanctifie nos âmes.
Et j'affirme cela d'après les divines Ecritures.
 
J'ai montré bien des fois cette confession arienne à des amis, évidemment non familiers de l'escrime dogmatique; aucun n'a trouvé l'hérésie. Si on demande à un professionnel de définir le dogme trinitaire, invoqué dans toutes les formulations actuelles de l'oecuménisme, personne n'ose plus invoquer sa définition officielle, donnée dans le Symbole d'Athanase, le Quicumque. Les éléments de ce symbole se retrouvent dans les discours d'Augustin dans sa dispute avec Maximin. Le problème entre eux, contrairement à une idée répandue sur les Ariens et qui s'avère ici être une calomnie, ne concerne pas directement la divinité de Jésus-Christ. Entre parenthèses, ne mélangeons pas nos façons de poser le problème avec celles du IV° ou du XVI° siècle. Les Ariens du IV° siècle, et plus tard les "antitrinitaires" du XVI°, affirment bel et bien la divinité du Christ, contrairement à la légende officielle. Le vrai problème, depuis le IV°, c'est l'égalité du Père et du Fils.
Pour l'orthodoxie, c'est une question de logique. Puisque, d'après Deutéronome 6,4, Le Seigneur ton Dieu est un Dieu unique, il y a identité de nature divine entre Dieu et Christ, définie avec précision par le Symbole d'Athanase. Une illustration de cette vision se voit dans des représentations de Dieu dans l'Ancien Testament, quand il parle à Moïse ou Abraham: on le voit avec le nimbe portant la Croix, par exemple dans les fresques de Saint-Savin (XII°s.): Autrement dit, c'est déjà le Christ.
Pour l'évêque arien, l'argumentation est purement scripturaire. Puisqu'on trouve dans l'Ecriture des textes permettant de dire que Christ est Dieu, il est Dieu et même "grand" Dieu. Mais quand Jésus parle de Dieu, c'est de Dieu le Père qu'il s'agit, plus grand que lui-même le Christ. Quant à la déduction logique d'Augustin, elle n'a pas de poids contre l'évidence des textes.
On comprendra mieux le problème avec un peu d'histoire de la pensée. Pour les Grecs anciens, la déduction logique existe bien, et elle est dans la Logique d'Aristote, mais elle ne vaut pas l'évidence directe en tant que preuve de vérité. C'est pourquoi il leur faut une représentation géométrique pour illustrer un théorème d'algèbre. Même échelle de valeur, qui se traduit dans le vocabulaire, en latin. Avec cette explication, nous pouvons dire que les deux adversaires 3 ont la même base, qui est l'Ecriture; Augustin en balaye les affirmations contradictoires au bénéfice d'une dogmatique logiquement cohérente. Maximin met en évidence que cette cohérence est artificielle, par la profusion de ses citations scripturaires. Sa cohérence à lui, c'est l'unité morale du Père et du Fils, qui ne signifie pas unité de nature, tant qu'un texte ne le précisera pas. Il est insaisissable, et Augustin publiera plusieurs traités contre lui – preuve de son embarras.
Maximin a même visiblement marqué un point.
Augustin (XIV)... Pourquoi (Christ) est-il le vrai Dieu ? Parce qu'il est le vrai Fils de Dieu. En effet, il a été donné aux animaux d'engendrer exclusivement des êtres semblables à eux-mêmes; et tandis qu'un homme engendre un homme, qu'un chien engendre un chien, Dieu n'engendrerait pas un Dieu ?
Augustin a parlé trop vite. La volée de retour ne se fera pas attendre:
Maximin (XX) Quand il s'agit de Dieu, on ne doit employer que des comparaisons dignes. Ce qui me déplaît, ce qui m'a causé une douleur profonde, c'est de vous avoir entendu dire qu'un homme engendre un homme, et qu'un chien engendre un chien: une comparaison si ignoble ne devait pas être employée à l'égard d'une si haute majesté...
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Le Fil d'Arius va désormais se diviser en deux torons, à l'Occident et en Orient.
En Occident, suivons les Scandinaves, les Wisigoths dans le Sud-Ouest de la Gaule et en Espagne, et les Vandales en Espagne du Sud, la "Wandalousie", et l'Afrique du Nord. Il y eut d'autres implantations; mais le Catholicisme finira par triompher.
En Orient, la destinée arienne aura plus d'avenir, avec l'Islam.

II L'Islam

Les recherches récentes sur les origines de l'Islam s'orientent vers une résurgence de l'arianisme, dont il ne se distingue vraiment qu'à partir du IX°siècle. De l'Islam, la culture français de base connaît trois dates ou personnages:
1. Mahomet a fondé l'Islam avec l'Hégire en 622 et enseigné le Coran.
2. Charles Martel a battu les Arabes à Poitiers en 732.
3. Charlemagne,
couronné empereur à Noël en l'an 800, correspondait avec le Calife Haroun ar-Rachid.
Si maigre soit-il, ce squelette d'Histoire dit déjà pas mal de choses. On peut lui donner chair et couleurs.

1. Toute cette histoire est à revoir de fond en comble. On a contesté jusqu'à l'existence du Prophète Mahomet, ou Mohammed. Il en résulte deux problèmes. D'abord cette mise en cause scandalise les Musulmans, et chacun sait que cela ne va parfois pas sans danger. Le seul moyen, à mon sens de tenter la chose dans l'esprit qu'il faut, c'est de se rappeler le scandale intérieur à notre propre Eglise protestante de France au XIX° siècle, quand on mettait en cause l'Histoire évangélique, et les disputes féroces entre les "Orthodoxes" et les "Libéraux". Avec ce rappel, on éprouvera quelque modestie, peut-être de la sympathie envers les Musulmans indignés. Il est plus facile de détruire un système que de reconstruire ensuite une Histoire sur laquelle des Croyants non savants, mais sincères et honnêtes dans leur foi en Dieu, ont construit le sens de leur vie, avec le désir de faire ce qui est juste et bon. Je ne puis que dire ici ma synthèse personnelle et sans doute provisoire.
Le Prophète Mohammed a bien existé, avec le nom que nous lui connaissons. Mais, s'il n'est pas tout à fait inconnu chez les auteurs chrétiens de l'époque, ce n'est pas comme prophète, mais comme marchand. De toute façon, ce qu'on sait de la vie locale est de la plus extrême modestie. Son épouse préférée Aïcha racontera plus tard comment, pour faire ses besoins naturels, elle s'écartait du village le soir, et que sinon les maisons empestaient. Or sa famille était l'une des plus riches de la tribu. Mohammed ayant commencé à prendre de l'importance, son gendre Omar déplore l'indigence de son logement, un mobilier réduit à quelques tapis de feuilles de palmier, avec des coussins. Rien à voir avec les rois de Perse.
Néammoins l'ascension prodigieuse de l'Islam sur la scène politique internationale est un fait avéré.
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La "Mosquée d'Omar", ou "Coupole du Rocher", sur l'Esplanade des mosquées à Jérusalem, est un monument superbe et daté en 692, avec une inscription de 240 mètres de long en arabe à l'intérieur. Tout le monde vous dit que ce sont des citations du Coran. Il vaut la peine d'y voir de plus près. (Pour les détails,v.Inarah Inst., dans K.-H. Ohlig & G.Puin: The hidden origins of Islam, pp 125-152: Chr. Luxenberg:A new interpretation in Jerusalem's Dome of the Rock.)
5. Coran 19,33-36. A gauche le texte du Coran, à droite le texte de l'inscription de la Mosquée.


(.Marie)montra l'enfant au berceau...qui dit:...Dieu a exigé de moi la piété envers ma mère,34: la paix soit sur moi le jour de ma naissance, le jour de ma mort, le jour de ma résurrection. Tel est Jésus fils de Marie, parole de vérité sur qui ils se disputent. Il n'est pas de Dieu, de prendre un fils. Loué soit-il.S'il décide une chose, il dit: qu'elle soit et elle est. Certes, Dieu est mon maître et le vôtre. Servez-le, c'est la voie droite.
(O Dieu,bénis ton envoyé,ton serviteur Jésus fils de Marie), paix sur lui le jour de sa naissance,le jour de sa mort,le jour de sa résurrection.Tel est Jésus fils de Marie,parole de vérité,sur qui vous vous disputez.Il n'est pas de Dieu,de prendre un fils. Loué soit-il.S'il décide une chose,il dit:qu'elle soit et elle est. Certes Dieu est mon maître et le vôtre.Servez-le,c'est la voie droite.

La correspondance mot à mot exclut tout hasard. La seule différence porte sur le sujet. Dans l'inscription, c'est une bénédiction sur Jésus. Dans le Coran, c'est le bébé qui parle. Quel est l'original? Personne de sensé ne peut prétendre que ce soit le Coran. C'est le Coran qui a utilisé un texte liturgique chrétien. En 692, la Mosquée récemment inaugurée est encore une église chrétienne. La considération des autres citations de l'inscription conduit à d'autres conséquences très importantes. La plus grave est celle-ci : Mohammed est un mot arabe signifiant : Qu'il soit loué. Il est hautement probable qu'à l'origine, la Confession de Foi de l'Islam fut une confession chrétienne arienne :

        Il n'y a de Dieu que Dieu ; qu'il soit loué l'Envoyé de Dieu (Jésus!)

C'est une confession de foi antitrinitaire. Un certain nombre d'érudits doutent même qu'avant le IX°siècle Mohammed ait pu désigner un personnage défini. (A mon avis c'est là une erreur. Les synopses du Hadith me paraissent à cet égard décisives. Cet ensemble de traditions, de valeur très inégale, permet d'asseoir un fond historique solide sur la période très pauvre du désert. En particulier le nom du personnage était sûrement Mohammed.)
C'est toujours, selon eux, un titre de fonction; et ils ont sûrement raison pour des monnaies arabes du VII° siècle portant sur une face la croix chrétienne et sur l'autre face l'inscription en arabe Mohammed, l'envoyé de Dieu. Dans ces conditions, le problème sera de trouver à quel moment le Prophète Mahomet, ou bien ses disciples, auront utilisé la double signification de son nom pour en faire la Confession de Foi de l'Islam. Il est en tout cas certain que le Prophète fut influencé par l'arianisme, et cela lui fut reproché par d'autres Chrétiens. Les conséquences de ces faits pour comprendre la nature du Coran ne seront pas moins graves.

2. Poitiers, 732. En 632, Mohammed meurt à Médine. En 100 ans, conquête définitive de tout le Moyen-Orient hérétique et de l'Afrique du Nord, du sud de l'Espagne pour plusieurs siècles de brillante civilisation. Comment cela? De même qu'en Palestine et en Syrie, les envahisseurs arabes ont été souvent bien reçus par des populations marquées autrefois par l'arianisme, Vandales et Visigoths; cela, joint à des talents militaires évidents, explique en partie la rapidité de la conquête.

3. Il s'est joué une partie politique et religieuse importante dans l'empire arabe à la fin du VIII° siècle. Les Chrétiens y ont tenu un rôle très important. Bien sûr, je simplifie. Comme il est naturel, des tensions internes ont accompagné la montée en puissance des Arabes et leurs victoires sur les Romains catholiques puis sur les Perses zoroastriens. Assassinats et guerres civiles, qui durent encore aujourd'hui. Le parti sunnite a son origine dans la dynastie Umayade, capitales Damas et Jérusalem. Ce sont en majorité les Arabes des tribus du nord, Syrie, d'origine chrétienne arienne. Ils parlent un arabe qui n'est pas écrit, ou bien l'araméen et le grec, langue de l'empire romain oriental.(On a retrouvé à la Mosquée st Jean Baptiste de Damas un texte biblique en arabe, en caractères grecs.) Ce sont les plus riches et les plus civilisés, ce seront donc les plus forts au premier siècle de l'Islam. Le parti shiite a son origine dans le clan hachémite, celui du Prophète Mohammed. C'est lui qui détient les traditions anciennes de la religion et en particulier celle de la pure langue arabe revendiquée dans le Coran par le Prophète. Elle est écrite, mais exprime des sons qui n'existent pas dans les autres langues sémitiques. Le travail commun de mise par écrit prendra du temps et ne s'achèvera pas avant le IX° siècle, avec la victoire du parti hachémite, à Bagdad pour capitale.


Ce parti bénéficiera d'une complicité chrétienne décisive, celle du parti nestorien, avec en particulier son chef, le patriarche Timothée Ier (727-823), grand homme politique et théologien subtil. Il sut établir des relations de fructueuse coopération avec le pouvoir impérial arabe, sur tous les plans. Relations avec l'Extrême-Orient, missions chrétiennes et musulmanes jusqu'en Chine, commerciales avec la Route de la Soie et théologiques pour les deux. Les Nestoriens étaient trinitaires, ennemis des Ariens. Mais la véritable Trinité, poue eux, ne s'établissait qu'à la Résurrection du Christ. Par rapport aux Catholiques, ils refusaient que le Nouveau-né de la Crèche fût déjà le Christ égal à Dieu le Père. Ce qui permettait une certaine conciliation avec l'Islam.

C'est ainsi que la version arabe d'une légende nestorienne également attestée dans la tradition musulmane dit que Mohammed, encore jeune, aurait été initié à la vraie religion par le moine chrétien Bahira. Cette légende évoque la crucifixion de Jésus-Christ dans des termes identiques à ceux du Coran: la crucifixion n'avait été qu'une apparence. Bien sûr, Jésus ne deviendra Christ qu'à la Résurrection, trois jours après, selon le discours de saint Pierre à Jérusalem (Actes 2,36). Et la même légende reproche à Mohammed, devenu grand, d'avoir gardé des sympathies ariennes. Evidemment, avec le Calife hachémite voulant se débarrasser de la dynastie arienne de Damas, ce reproche-là pouvait être accepté.

On a de bonnes raisons de penser que l'Islam tolérant, tel qu'il se présente aujourd'hui en Europe, a été formé définitivement dans ce contexte, et que le Christianisme oriental, aussi bien nestorien qu'arien, s'y est majoritairement dissous. Sous sa forme définitive, le Coran date de cette période.
III La Réforme, et Michel Servet.

Les siècles qui suivent sont des siècles d'ignorance mutuelle jusqu'à la Réforme. Il aurait pu en aller différemment autour du XII° siècle avec le rayonnement de Cordoue, les missions de saint François d'Assise, et des contacts pacifiques ayant traversé les chocs des Croisades. Mais, pour créer une réelle interférence, il faut des contacts où les deux parties trouvent réellement leur intérêt. Ce fut le cas au XVI° siècle. La politique, évidemment. A l'ouest, la France encadrée par l'empire de Charles Quint sur l'espace germanique, et l'Espagne. A l'est l'empire de Charles Quint encadré par la France et l'empire ottoman. A l'est encore l'empire ottoman encadré par Charles Quint et l'empire perse. Ce fut le triomphe de la diplomatie à grande échelle, dont il ne faut pas sous-estimer l'importance au plan religieux : La Confession d'Augsbourg en 1530, avec la liberté religieuse aux princes luthériens, dut son existence au besoin qu'avait Charles Quint de leur participation à la guerre contre les Turcs. La Réforme en Hongrie doit à ceux-ci sa survie, mais aussi ses frontières, car il y avait l'empire perse de l'autre côté. Quant à la France, elle reçut de cette alliance avec l'Empire ottoman contre Charles Quint le monopole de la représentation des intérêts catholiques au Moyen Orient, et donc ses droits d'intervenir à Jérusalem, toujours agissants dans notre France « laïque » des siècles présents. Il ne faut donc pas sous-estimer la politique.
Cependant, la politique n'est que l'actualité d'enjeux plus profonds et permanents: Celui créé par Constantin, où l'Eglise a trouvé dans le dogme trinitaire, élevé au rang d'une loi fondamentale de l'Etat, le moyen d'asseoir son système de pouvoir. L'un et l'autre vont être mis en cause avec l'aventure de Michel Servet. Là réapparaît, en pleine lumière, le fil d'Arius.

On trouve une information abondante sur Servet dans la Correspondance Unitarienne et la Besace des Unitariens. Il convient de signaler aussi, et pour toute la suite de l'Histoire, The Radical Reformation, de George H. Williams, et bien entendu la récente édition complète des œuvres de Servet en Espagne, sous la direction d'Angel Alcala (Sarragosse, 2005). Et enfin, en 2011, l'édition bilingue de la Restitution du Christianisme par Rolande-Michelle Bénin (Paris, Champion). On peut considérer qu'un tel ensemble fait face à toute la publication qui a pu accompagner le cinquième centenaire de Calvin, en 2009. Pour l'équité historiographique, on devrait souhaiter aussi une réédition du Sébastien Castellion de Ferdinand Buisson (Paris 1892). Mais l'édition de la Restitutio par Mme Bénin nous permettra de simplifier le face-à-face.

Car les deux protagonistes sont bien représentés par leurs deux grands livres. Servet s'adressait nommément à Calvin. Quant à ce dernier, l'édition 1559 de l'Institutio est truffée d'attaques nommément contre Servet supplicié en 1553:

Or, de nostre temps même, il s'est eslevé un monstre, qui n'est point moins pernicieux que ces hérétiques anciens, asçavoir Michel Servet, lequel a voulu supposer au lieu du Fils de Dieu je ne sçay quel fantosme...(II,XIV,5)

Servet jugeait blasphématoire la vision trinitaire de Calvin. C'était sans doute un argument ad hominem, car les deux hommes se connaissaient depuis longtemps, et Calvin ne s'était soumis au Symbole d'Athanase en 1537 qu'en face de Caroli, celui-ci l'accusant alors d'être arien. Il fallait céder, et même donner des preuves de sincérité. Le supplice de Servet fut la principale de ces preuves, encore que non décisive pour tout le monde, et ce supplice fut approuvé par tous les principaux Réformateurs.

Le débat ainsi rouvert, sinon sans risque, du moins sans celui d'un bûcher de bois mouillé, nous permet d'apprécier ce qui fait pour nous l'essentiel de la foi chrétienne, à savoir la fidélité à l'Ecriture Sainte. Comment l'un et l'autre protagoniste utilise-t-il les textes de la Bible ? Nous remarquerons la citation de Job 19,25 donnée par Calvin, II,X,

Je sçay, dit Job, que mon Rédempteur vit, et qu'au dernier jour JE ressusciteray de la terre et verray mon Rédempteur en ce corps : ceste espérance est cachée en mon sein.

Autrement dit Calvin, qui a préfacé la Bible d'Olivétan en 1535, cite toujours la Bible avec le contresens de la Vulgate latine. Le texte hébreu dit: IL se dressera (mon Rédempteur). Olivétan traduisait en effet avec le demi-contresens de Luther :Je sçay bien que mon rédempteur vit et qu'IL ME ressuscitera sur la terre au dernier jour. Et combien que les vers ayent rongé ceste chair après ma peau, toutesfoys je verray Dieu en ma chair.
Bien sûr, le pronom complément ME est de trop. Il sera supprimé dans des Bibles protestantes futures, comme Ostervald en 1724. Nous avons là un bon exemple de la vérité... en marche.

Quant à Servet, il traite évidemment de la Résurrection, mais ne cite pas Job. Il en donne en fait une interprétation très proche de saint Paul :
Celui qui ne reconnaît pas que le Christ vit en lui, n'a pas été régénéré. Celui qui reconnaît en lui-même le Christ, prend conscience qu'il est ressuscité et que lui-même doit ressusciter à son exemple(...) Grande est la force de la résurrection du Christ, si grande qu'en la reconnaissant, on reconnaît aussi la nôtre de façon évidente, on la goûte et on en fait l'expérience dans l'homme intérieur . (548-49 ; p.1284)

Le lecteur n'a pas manqué de remarquer cette référence de Servet à l'expérience personnelle. C'est en fait un esprit moderne. Et puisque sa gloire scientifique est d'avoir découvert la double circulation du sang dans les poumons, il vaut la peine de voir comment il la situe dans sa vision du Saint-Esprit et la Trinité :

Il est écrit que l'âme est dans le sang, et que l'âme elle-même est le sang, ou l'esprit sanguin. Il est écrit non pas que l'âme est principalement dans les parois du cœur, ou dans le corps même du cerveau, ou du foie, mais dans le sang, comme l'enseigne Dieu lui-même en Genèse 9,4, Lévitique 17, 11,14, et Deutéronome 12,23.
Mais concernant cette question, il faut d'abord comprendre la génération substantielle de l'esprit vital lui-même, qui se compose et se nourrit de l'air inspiré et du sang le plus subtil. L'esprit vital a son origine dans le ventricule gauche du cœur, et ce sont principalement les poumons qui aident à sa génération. C'est un esprit ténu, élaboré par la force de la chaleur, de couleur rouge, de puissance ignée, de sorte qu'il est comme une vapeur lumineuse issue du sang le plus pur, contenant en lui la substance de l'eau, de l'air et du feu. Il est généré à partir du mélange qui se fait dans les poumons de l'air inspiré avec le sang subtil élaboré, que le ventricule droit du cœur communique au gauche.

Or cette communication se fait non pas par la paroi médiane du cœur, comme on le croit vulgairement, mais par un important processus, le sang subtil est mis en mouvement depuis le ventricule droit, avec un long circuit à travers les poumons. Il est préparé par les poumons, devient rouge, et il est transvasé de la veine artérielle à l'artère veineuse. Puis il se mêle, précisément dans l'artère veineuse, à l'air inspiré, et il est purifié de sa couleur sombre par l'expiration. Et c'est ainsi qu'enfin la totalité du mélange est entraînée depuis le ventricule gauche au moyen de la diastole. Ce sont là les instruments appropriés qui permettent la production de l'esprit vital. (170. p.476)

Servet eut conscience de l'innovation scientifique. Le lecteur médecin cherchera peut-être à l'analyser davantage, même si sa vision morale ou religieuse de sa vocation médicale ne suit pas les mêmes sentiers. Après tout, quand Alexander Fleming découvrit les propriétés du Penicillium sur une branche d'hysope, son âme d'Ecossais lui rappela le psaume 51 : Purifie-moi avec l'hysope, et je serai purifié... L'essentiel, qui n'est pas encore exprimé, est que la Théologie n'est plus une discipline autonome. Ses idées, ses préjugés, se glissent partout, et les hasards de l'expérience les rendent parfois performants, sans en démontrer pour autant la vérité propre. Et réciproquement les résultats des autres disciplines influent sur la Théologie, et même les théologies adverses, et aussi bien juive et arabe par exemple.

Pour interpréter la célèbre prophétie d'Esaïe 7, La jeune fille deviendra enceinte et enfantera un fils, et elle lui donnera le nom d'Emmanuel, Servet se rallie au sens admis par l'exégèse juive: il s'agit de la naissance du futur roi Ezéchias. (70; p.254). Après quoi il en souligne l'évocation dans l'Evangile comme modèle messianique. Du même ordre est son ouverture à l'Islam, qui va explicitement contribuer à sa condamnation et son exécution particulièrement cruelle (au bois mouillé) : Quelle misère que nous soyons coupés d'eux (des Juifs et des Musulmans, par ce dogme trinitaire;35, p.174). Et pourtant, comme la théologie de l'évêque arien Maximin, celle de Servet est incontestablement de forme trinitaire. C'est une forme de la piété, qui définit pour lui la foi chrétienne. Malgré un impressionnant déploiement d'érudition, le système de Servet reste davantage un plaidoyer, ou un témoignage, qu'un enseignement :

Considère, lecteur, avec quelle efficacité, avec quelle ardeur Jean a dit : Quiconque aura cru que Jésus est le fils de Dieu demeure en Dieu et Dieu en lui... Ecoute le Christ lui-même, qui enseigne toujours que c'est l'oeuvre de Dieu et que la vie éternelle est déjà présente si nous croyons qu'il est le fils de Dieu... C'est là pour moi un fondement perpétuel. Le Christ est pour moi l'unique évangéliste ...(290, p.726)

Autrement dit, par son ouverture et sa subjectivité, ce n'est pas une théologie figée dans le temps. On passera sur des développements devenus difficilement compréhensibles aujourd'hui, et cependant le témoignage scellé par le martyre garde présence et pouvoir d'émotion. Nous ne dirons rien des fautes nombreuses, notamment sur les citations de l'hébreu. Mme Bénin relève (p.397) que bien des erreurs sont imputables à l'imprimeur, Servet n'ayant pas eu la possibilité, le temps, de corriger les épreuves de son livre.Une erreur n'est cependant, à coup sûr, pas involontaire, dans la page de titre, reproduite par l'éditeur :
 (hébreu, Daniel 12,1) : En ce temps-là se leva MICHEL SER... Le texte hébreu porte SAR.
( grec, Apocalypse 12,7) …Et il y eut un grand combat dans le ciel (Michel et ses anges combattirent le dragon)
Sar désigne le Chef ; c'est le titre actuel des Ministres israéliens. C'est Servet qui a écrit Ser, et il suffirait de continuer, en hébreu au lieu du grec, par , et, pour avoir son nom complet !
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Arrivés à ce point de notre itinéraire suivant le "fil arien", nous voyons l'importance de ce débat entre Augustin et Maximin, à armes égales grâce au débat de 427, qui va se poursuivre à travers les siècles. Et de même, grâce à la publication de la Restitutio, le débat entre Calvin et Servet nous apparaît dans sa vraie dimension qui est celle de deux livres comparables, l'Institutio et la Restitutio. Servet n'est pas seulement un martyr, ni même seulement un résistant. C'est un grand penseur qui n'a sans doute pas raison en tout, mais à la mesure de son adversaire. Il ne s'agit pas de prendre son parti, ni celui des Ariens auparavant, ni même celui de l'Islam, au moins pour l'historien. Mais, à considérer le grand débat initial, celui fixé par le Symbole d'Athanase, le jugement de l'Histoire est clair: c'est Athanase qui a le plus vieilli. Le labyrinthe construit autour n'étouffera jamais les efforts de croyants honnêtes pour en libérer leur Eglise.

                                             IV      PAUSE

Notre section consacrée à Michel Servet constitue en quelque sorte la réouverture d'un débat que l'on croyait à peu près clos. Il l'est en Occident. Les aventures d'un Servet, d'un Castellion, peuvent susciter l'émotion ou inspirer quelques mouvements minoritaires. Mais les institutions religieuses elles-mêmes ont toujours entretenu des rapports avec les pouvoirs civils, par le fait même qu'elles ont une influence et des responsabilités. Pour l'Histoire générale, il faut bien comprendre que la Réforme du XVI° siècle est un titre usurpé. Lorsque Paul Sabatier, dans sa célèbre Vie de Saint François d'Assise en 1893, la qualifiait de simple mouvement intellectuel et lui opposait la réforme véritable, celle de saint François, il scandalisa tout le Protestantisme de France. Il faisait sans doute une erreur de perspective, car il cautionnait ainsi des excès, dans la pratique de la pauvreté, que nombre de fidèles amis du saint n'ont pas suivi. Mais, réforme décisive il y avait bien, et elle se trouvait dans l'interprétation de la Règle de 1223, la Regula Bullata, qu'il a considérée, une fois obtenue du Pape, comme éternelle et intangible. Comme si un pouvoir suprême pouvait jamais considérer comme intangible une loi qu'il a signée. Le Protestantisme de France commettra la même erreur à propos de l'Edit de Nantes de 1598... Par nature, l'Autorité tend toujours à déborder de ses cadres écrits, et ceux qu'elle favorise ont toujours tendance à l'applaudir. J'espère qu'aucun lecteur ne me soupçonnera de penser secrètement à l'actualité.

Pour en revenir à l'après-Servet, il ne faut pas oublier que la théologie luthérienne orthodoxe a été fixée définitivement par la Confessio Catholica de Johann Gerhard (1637) et que le titre officiel de l'Eglise Luthérienne est Catholique Evangélique. Il est passé en français par l'intermédiaire des Alsaciens de langue française tels que Jean-Frédéric Oberlin, puis à la Société des Missions Evangéliques de Paris. Et l'idéal fut toujours de revenir à l'unité catholique avec Rome. Les principaux initiateurs du mouvement oecuménique protestant actuel eurent cet objectif essentiel et l'ont clairement exprimé à l'occasion, par exemple l'évêque épiscopalien Charles Brent, aumônier général de l'armée américaine en 1917-18, dans sa correspondance avec Paul Sabatier. Autrement dit, dans la pensée, comparable au suprême espoir de saint François d'Assise pour la Règle de 1223, que l'union avec Rome pouvait tenir dans une Loi écrite, un Covenant. La Réforme luthérienne, c'était cela, et elle dépendait strictement du dogme trinitaire.

La situation calviniste est différente. Les Français se plaisent à souligner la logique de Calvin... En fait, si logique il y eut , elle s'est construite sur des situations contradictoires, comme le fut alors la politique française. Nous reparlerons des relations avec l'Empire Ottoman, qui auraient pu faire basculer toute la Réforme française vers l'Arianisme, soupçon que partagea la Réforme luthérienne aussi bien que le Catholicisme. Les disputes entre théologiens luthériens et calvinistes nourrirent les controversistes catholiques, tels François Feuardent. Dans son traité au titre éloquent: Entremangeries et guerres ministrales (1604; p.351), il évoque longuement ce soupçon de la part des ministres luthériens:

                Le Mahométisme, l'Arrianisme et le Calvinisme sont frères et soeurs...

Soupçon qui poussa les Calvinistes à être particulièrement agressifs contre l'Unitarianisme, sans les libérer d'une situation de faiblesse dans leurs débats théologiques en face des Luthériens. Mais le nom même de Réforme est ici trompeur. Calvin, dans son traité Contre la secte phantastique et furieuse des Libertins (1547,p.121-122), considère comme un point diabolique de dire que les Etatz sont bons, mais qu'il y a des vices à corriger, et qu'on peut réformer l'Eglise sans en sortir. Autrement dit, la Réforme Calviniste est en réalité un schisme, s'affirmant comme la véritable Eglise, et donc résolument trinitaire, en face de l'Eglise contraire, la Fausse Eglise. Cet héritage a pesé sur l'oecuménisme actuel. En fait, pour la France, avec son histoire religieuse tourmentée, les sentiments que nous qualifions aujourd'hui d'oecuméniques n'ont pas été inspirés par la Théologie, mais, depuis le Siècle des Lumières, le XVIII° siècle, sinon depuis toujours, par le respect de Protestants pour la piété des Catholiques, et le respect de Catholiques pour une certaine authenticité morale protestante. On a pu parler à cet égard de syncrétisme.
  Disons que le Fil d'Arius n'est jamais bien loin.
 
                                    V L'Exception Transylvaine.

L'Histoire de France ne retient guère, des relations avec l'Islam et l'Empire ottoman, que les Capitulations de 1530 entre François 1er et Soliman le Magnifique, "nous" donnant le monopole de la représentation des intérêts catholiques dans l'Empire Ottoman. Elles faillirent sauter à l'occasion de la Guerre en 1914-18, mais se retrouvèrent, avec la victoire, au premier rang de nos préoccupations nationales. Elles provoquèrent même de vives tensions, avec l'Italie d'abord, laquelle élevait, elle aussi, quelques prétentions à représenter les intérêts catholiques, et surtout avec l'Angleterre. Celle-ci avait eu en effet le premier rôle dans la Guerre pour cette région et conquis Jérusalem, et tenait à conserver ses monopoles sur la Route des Indes. Mais elles durent encore pour la "politique arabe" de notre pays.Nous retenons encore de ces souvenirs du XVI° siècle les célèbres "turqueries" de Molière, qu'on ferait mieux sans doute d'oublier aujourd'hui.

Mais l'Histoire est devenue internationale. Des pionniers tels que Jules Isaac ont commencé avec les points de vue allemands, et cet échange est à présent classique. On a plus de peine avec les Turcs. Or, dans le cours de l'Histoire, l'Empire Ottoman est par excellence le pays de la Liberté de Conscience, alors que les non-catholiques sont persécutés dans l'Europe Chrétienne. Cette réalité majeure a été occultée parce que les Chrétiens d'Orient ont de plus en plus mal supporté d'être citoyens de seconde zone, soumis à un impôt spécial. Et comme c'était la France qui représentait principalement leurs intérêts, c'est leur point de vue qui s'est imposé en France. Nous n'entrerons pas en discussion sur l'actualité. Mais l'Histoire internationale d'aujourd'hui impose de réviser nos anachronismes naturels.

Cette révision est en particulier indispensable pour comprendre l'exception transylvaine et son importance pour suivre le Fil d'Arius dans sa continuité historique: Elle doit tout au voisinage ottoman.

La Réforme a survécu en Hongrie orientale sous sa forme calviniste et en Transylvanie sous sa forme unitarienne grâce aux péripéties des guerres ottomanes. Comme chacun sait, elles ont échoué devant Vienne. L'équilibre entre les grandes puissances permit au XVI° siècle d'établir en Transylvanie un pouvoir plus ou moins vassal de l'Islam, avec Jan Zapolya et un régime de véritable liberté religieuse. Unitariens, Calvinistes, Luthériens, Catholiques, y ont leur place. A part quelques adhésions individuelles, nous n'y avons pas rencontré de Musulmans. Repoussée de la Hongrie orientale, l'influence ottomane y permit pourtant le maintien d'une influence calviniste importante.

Une destinée comparable à celle de la Transylvanie faillit échoir à la Pologne. Son échec final ne fait pas oublier que Sébastien Castellion (et l'ancien général des Franciscains Bernard Ochino) en reçurent un émouvant et courageux témoignage. Nous ne pouvons mieux faire ici que de citer in extenso une page du monumental Sébastien Castellion de Ferdinand Buisson, référence définitive pour le Protestantisme libéral français (Hachette, 1892, t.II, p.264):

Il mourut le 29 décembre 1563: il avait quarante-huit ans.
Sa mort fut un deuil pour l'Université. Les étudiants lui firent des funérailles peut-être d'autant plus touchantes qu'ils savaient à quel péril la mort venait de le soustraire. Le cercueil porté sur les épaules de ses élèves était suivi d'une foule nombreuse, et celui qui, vivant, allait paraître en accusé devant le Sénat, reçut tous les honneurs publics dus à un maître profondément aimé de la jeunesse. Il fut enseveli honestissimo loco, dit Zwinger, sous ce merveilleux cloître de la cathédrale de Bâle, qui est encore aujourd'hui un sanctuaire unique de la Renaissance et de la Réforme.
Trois de ses élèves, probablement ses pensionnaires, résolurent de rendre à sa mémoire un témoignage particulier de respect. C'étaient trois jeunes nobles polonais venus à Bâle ainsi que plusieurs de leurs compatriotesen partie pour suivre les leçons de Castellion. L'un d'eux était le fils du comte Stanislas Ostrorog, ce personnage considérable de la Réforme en Pologne, à qui Calvin lui-même, malgré sa méfiance pour cette nation prête à glisser dans l'hérésie, a rendu un si bel hommage. Ces dignes jeunes gens obtinrent, paraît-il, que le pauvre professeur fût enseveli dans le tombeau de l'illustre famille Grynaeus et firent graver sur le marbre une épitaphe qui ne tarda pas, par sa justesse même et sa sobriété, à attirer l'animadversion des ennemis. Ils se bornaient à dire qu'ils élevaient ce monument à la demande de tous leurs camarades polonais professori celeberrimo ob multifariam eruditionem et vitae innocentiam doctis piisque viris percharo (Au professeur très célèbre pour l'étendue de son érudition, et infiniment cher aux gens pieux et savants pour la pureté de sa vie). Ils écrivirent en outre dans le goût du temps d'autres épitaphes en vers latins qui ne valent que par la piété de l'intention. Ces honneurs funèbres devaient soulever de nouvelles colères, et quand ces jeunes gens allèrent achever leurs études à Zurich et à Genève, leurs lettres nous apprennent par quelles méfiances on les punit d'avoir été des "Castalionistes".

Il reste de cette ère des Jagellons qu'elle est encore, pour les Polonais, l'âge d'or (zloty wiek) de leur pays.

En Transylvanie, au contraire, le courant unitarien de la Réforme a pu survivre jusqu'à nos jours. Mais il convient, avant d'entrer dans quelques détails, de préciser la nature de l'influence ottomane. Le libéralisme religieux de l'Islam a frappé les observateurs occidentaux, tels que le juriste Jean Bodin:

Les Arriens ont toujours depuis (le IV°siècle) continué et continuent encore en Asie et Afrique sous la loy de Mehemet, qui est appuyée sur ce fondement. Le roy des Turcs, qui tient une bonne partie de l'Europe, garde sa religion aussi bien que Prince du monde, et ne force personne; ains au contraire permet à chacun de vivre selon sa conscience: et qui plus est, il entretient auprès de son sérail à Pera quatre religions, toutes diverses, celles des Juifs, des Chretiens à la Rommaine et à la Grecque, et celle des mehemetistes, et envoie l'aumosne aux calogères, c'est-à-dire aux beaux-pères ou religieux du mont Athos Chrestiens, à fin de prier pour lui, comme faisoit Auguste envers les Juifs, auxquels il envoyait l'aumosne ordinaire et les sacrifices en Jérusalem.(ed. J.de Tournes 1579, p.453. Nous ne pouvons ici entrer dans les détails. Mais qui veut approfondir étudiera les nombreuses éditions latines, presque toutes éditées à Francfort, surtout à partir de 1594, deux ans avant la mort de Lean Bodin, et après le couronnement du roi Henri IV, dont il soutient le pouvoir absolu fondé sur sa légitimité dynastique. Il y a des différences, et ces éditions latines sont truffées de citations en grec et en hébreu. Comme bien des juristes de son temps, J.Bodin est un "nicodémite".)

Le pouvoir ottoman eut même l'occasion de réfréner la hargne des Calvinistes contre les Unitariens, alors qu'eux-mêmes, en Hongrie orientale, devaient leur survie à la longue occupation temporaire des Turcs.

Nous empruntons l'essentiel de ce qui suit à G.Williams,The Radical Reformation(ed.2000, p.1108ss).
L'Unitarianisme, qui est la forme moderne de l'Arianisme, apparaît en Hongrie orientale, sous pouvoir ottoman, vers 1560. Il est explicitement prêché en 1561 par Thomas Aran. Celui-ci se fait convaincre d'erreur à Debrecen par le surintendant calviniste Pierre Melius, mais il passe en Transylvanie et continue à y prêcher contre le dogme trinitaire.
Intervient ici l'évêque luthérien de Transylvanie, Ferencz David, lequel, en tant que Luthérien, sentait déjà le soufre: sa conception de la Sainte Cène, dite "sacramentaire", était plus proche de l'arianisme que de la conception catholique, fût-elle "évanglique", c'est-à-dire luthérienne. Aran et David s'entendirent, et la grande bataille commença. Le premier choc eut lieu à Nagysvarad (Oradea) en Transylvanie proche de Debrecen, entre David et Melius, du 20 au 25 Octobre 1569. David présenta douze propositions antitrinitaires. Melius les attaqua avec violence, au point que le roi, à l'époque Jean II Zapolya, lui-même resté catholique, intervint en déclarant qu'on ne devait pas forcer les consciences en religion.

Sire, dit Melius, que votre Altesse m'entende, et vous tous ici présents ! Le Seigneur m'a révélé cette nuit de nouveau qui il est, et comment il est son véritable et propre Fils, auquel je rends grâce pour toujours !
-Pasteur Pierre, répondit le roi. Si c'est cette nuit que le Seigneur vous a vraiment révélé qui il est, qu'avez-vous prêché auparavant ? Vous avez dû tromper tout le monde jusqu'à maintenant !!

George Williams, rendant compte de la scène, trouve que l'humour royal y allait un peu fort...(p.1115)

Il reste que chaque parti tira ses propres conclusions du débat, celles du "Camp David" étant revues et corrigées par le roi, et fut scellée ainsi la rupture entre Calvinistes et Antitrinitaires. Le terme d'Unitariens date de 15 ans plus tard.

Ce grand débat marque le commencement des adhésions massives, en Hongrie et en Transylvanie, au Christianisme de tendance unitarienne et de son organisation ecclésiastique. Mais non pas la fin de la guerre théologique. Il faut en particulier rappeler une véritable ordalie en champ clos en 1574, toujours à Nagysvarad-Oradea, près de la frontière. Deux champions dans chaque camp; les vaincus devant être pendus. Du côté unitarien, Luc Tolnaï et George Alvinczi. Williams ne donne pas les noms des champions calvinistes. Le camp calviniste étant déclaré vainqueur, Alvinczi fut pendu. Mais un riche Unitarien proche du palais beylical protesta, et réclama la mort du responsable calviniste. Alors le Pacha Turc ordonna une dispute théologique en sa présence, entre Calvinistes et Unitariens. Il décida que l'exécution d'Alvinczi avait été inhumaine, et ordonna l'exécution de trois Calvinistes, dont le surintendant. Les Calvinistes demandèrent grâce. Et les Unitariens appuyèrent leur demande, en déclarant qu'ils ne désiraient pas se venger. Finalement, les condamnés s'en tirèrent avec une grosse rançon... et un impôt supplémentaire fut levé sur tous les Chrétiens .... au bénéfice du Trésor du Pacha.

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La vague du mouvement unitarien devait pourtant s'arrêter, presque d'elle-même, par sa tendance à la division interne. Après avoir nié la divinité de Jésus-Christ, une partie des Unitariens trouva qu'il ne devait pas être objet d'adoration, les autres maintenant que si, en s'appuyant sur l'exemple d'Etienne priant au moment de mourir "Seigneur Jésus, reçois mon esprit" -On peut ici remarquer qu'au II°siècle, Tertullien appuyait déjà sur cette parole une conception pratiquement "binitaire" du culte chrétien. Cette évolution était peut-être logique, en tout cas on l'observera plus tard en France, et à deux reprises. Au XVIII°siècle avec l'Encyclopédie, et la Déclaration des Droits de l'Homme, puis à la fin du XIX° siècle, avec l'idéologie laïque du Service Public. Puisque le mouvements unitarien est toujours lié à la liberté des adhérents,les schismes y sont peut-être regrettables, mais ils ne doivent pas étonner.Nous y reviendrons.

VII Protestantisme populaire et Islam
Il manque cependant à notre exposé un chapitre important, que certains lecteurs mieux informés combleront peut-être. Nous ne trouvons pas les opinions de penseurs musulmans sur la Réformation. Nous savons qu'elle est vue avec sympathie politique, car elle affaiblit le Saint Empire catholique. Nous trouvons un peu plus dans les sentiments populaires, mais rien avant le Réformisme musulman de la fin du XIX° siècle pour ce qui est de la Théologie. En tout cas, l'un des reproches principaux du Coran à l'égard des Chrétiens étant, à part ce qui concerne la divinité du Christ, leurs querelles internes, nous avons pu voir, avec les disputes entre Luthériens et Réformés, puis entre Calvinistes et Unitariens, qu'ils n'ont pas eu l'occasion de changer d'avis. D'autre part, le pouvoir des Médias n'étant pas une invention moderne, il faut tenir compte de leur importance dès le XVI°siècle. Nous sommes au siècle de l'Humanisme, les manuscrits grecs arrivent par Venise. L'ambassadeur français, un fidèle de Marguerite de Navarre qui est le véritable Ministre des Affaires Etrangères de François 1er, l'évêque érudit Guillaume Pellissier, se procure les textes par tous les moyens pour la Bibliothèque Nationale, les volant quand il peut, achetant, faisant copier. Mais avec les textes arrivent aussi les ecclésiastiques grecs dépossédés par les pouvoirs ottomans, et les informations sur leur rapacité cruelle... Ainsi se construit l'opinion des peuples:

La conscience d'un Turc !!! (Molière) Le sang des Ottomans Ne doit point en esclave obéir aux serments ( Bajazet) Le même Racine applaudit au même moment à la Révocation de l'Edit de Nantes...

Il reste que les sympathies populaires ont existé, en Europe, et dans les deux sens. On en trouve des témoignages dans T.W. Arnold , The Preaching of Islam (Aligarh,1896, Lahore 1961,1965). Nous en avons donné une série dans des Cours sur l'Islam à la Faculté de Théologie Protestante de Paris en 1966 et 1967. En voici deux: Lors de la Révolte des Gueux de Guillaume d'Orange contre l'Espagne en 1566, désignés par ce titre à cause de leur uniforme "pauvre jusqu'à la Besace"-il ira, je l'espère, au coeur de mes amis Unitariens- furent frappées des monnaies en forme de croissants, avec la devise: Plutôt Turcs que Papistes ! (LIVERTURCK*DAN PAVS). Ils furent les alliés les plus fidèles d'Henri IV.

L'autre est d'une émouvante simplicité. Nous le donnons in extenso.

Témoignage de Jean Marteilhe, galérien (1700-1713) né en 1684. Ed.Toulouse 1864, p.251ss)

*Lazaristes, fondés par St Vincent de Paul.





  



























* le mot, resté en usage en Afrique du Nord jusqu’à l’époque contemporaine, vient de la Chrétienté avant l’Islam.






Les missionnaires de Marseille *, qui nous ont toujours persécutés à toute outrance, ne trouvaient aucune occasion de renouveler et d’augmenter nos souffrances, qu’ils ne l’embrassassent avec ardeur. Sachant que nos frères des pays étrangers nous faisaient tenir, de temps en temps, quelque argent pour nous aider à ne mourir pas de faim, et se persuadant que si cette ressource nous était ôtée, ils nous prendraient par famine, proposèrent en cour de donner ordre aux intendants de Marseille et de Dunkerque, et aux majors et autres officiers des galères, de tenir la main à ce qu’aucun négociant ou autre ne comptât de l’argent ou remît des lettres de change aux galériens de la religion réformée, qui étaient aux galères.
La cour ne manqua pas denvoyer ces ordres et commanda de les faire exécuter à la rigueur, et de procéder criminellement contre les négociants ou autres qui seraient convaincus d’avoir contrevenu à la défense. On peut juger si les missionnaires, sous lesquels tout pliait, faisaient observer exactement qu’aucun secours ne nous parvînt. Leur grande attention était à découvrir quels marchands ou banquiers nous fournissaient de l’argent, par correspondance des pays étrangers, afin de les faire punir si sévèrement, qu’aucun autre, par la suite, ne s’y osât exposer. Mais par la grâce de Dieu, jamais ils n’ont pu parvenir à cette découverte, quoique ces subventions nous parvinssent très souvent; je dois ajouter aussi, grâce à la fidélité des esclaves turcs, qui nous servaient merveilleusement bien, par pure bonté et charité pour nous.
En parlant de la fidélité et de l’affection que les turcs nous portaient, j’en dirai ici un exemple qui concerne le turc qui me servait dans ces occasions à Dunkerque.J’ai dit ci-dessus que je fus commis pour recevoir ces subventions et les distribuer à nos frères. J’étais enchaîné dans mon banc, sans avoir la liberté d’aller en ville, et cela par la malice des aumôniers des galères, qui nous empêchaient d’avoir ce privilège, que les autres forçats, condamnés pour leurs crimes, avaient bien, en payant un sou à l’argousin et autant au garde qui les y conduisait. Comment faire donc pour recevoir cetargent ? M.Piécourt m’envoya une fois ou deux, par son commis, ce qu’il avait ordre de me compter. Mais les ordres de la cour ayant été renouvelés avec de grandes menaces à l’intendant et aux officiers qui négligeraient d’y tenir la main, le commis du sieur Piécourt n’osa plus s’y exposer. Son maître, me l’ayant fait savoir, me pria de trouver quelqu’un de toute fidélité, pour envoyer chez lui prendre cet argent à chaque remise. J’étais encpore novice sur l’affection et la fidélité que les turcs nous portaient. Cependant je m’en ouvris au turc de mon banc qui, avec joie, entreprit de me rendre service, en mettant la main sur son turban (ce qui est parmi eux un signe de l’épanchement du coeur vers Dieu), en le remerciant de toute son âme de la grâce qu’il lui faisait, de pouvoir exercer la charité au péril de son sang, car ce turc savait bien, que s’il avait été pris, en nous rendant ce service, on lui aurait donné la bastonnade jusqu’à la mort, pour lui faire avouer quel marchand nous comptait de l’argent.
Ce turc donc, qui se nommait Isouf, me servit quelques années très fidèlement, sans jamais avoir voulu prendre de moi le moindre salaire, m’alléguant que, s’il le faisait, il anéantirait sa bonne oeuvre et que Dieu len punirait. Ce bon turc fut tué au combat de la Tamise. C’est celui dont le bras me resta à la main, comme je l’ai raconté. Je fus fort affligé de sa mort, et je ne savais à qui m’adresser pour me servir. Je n’eus cependant pas la peine d’en chercher un, car dix ou douze, les uns après les autres, me vinrent solliciter, comme on sollicite un office lucratif dans le monde. Il faut savoir que, lorsque les turcs ont occasion d’exercer la charité ou d’autres bonnes oeuvres, ils communiquent la joie qu’ils en ont à divers de leurs papas* (cest ainsi quils appellent leurs théologiens qui, pour toute science, savent lire l’Alcoran), leur demandant leur avis sur les bonnes oeuvres quils entreprennent de faire; et quoique jeusse instamment prié mon Isouf de ne communiquer à personne le service quil me rendait, il ne put s’empêcher, par principe de religion, de dire la chose à ses papas,comme je le sus après sa mort. Ces bonnes gens donc, voyant que je serais embarrassé pour ne savoir à qui me fier, vinrent donc, les uns après les autres, me prier de me servir d’eux, me marquant des sentiments si pieux et me témoignant tant d’affection pour ceux de notre religion, qu’ils appelaient leurs frères en Dieu, que j’en fus touché jusqu’aux larmes. J’en acceptai un nommé Aly, qui sautait de joie d’obtenir un emploi si périlleux pour lui. Il m’y rendit service pendant quatre ans, c’est-à-dire jusqu’au temps qu’on nous enleva de Dunkerque, et il s’y comporta avec un zèle et un désintéressement inexprimables. Ce turc était pauvre, et j’ai diverses fois tenté de lui faire accepter un écu ou deux, lui alléguant que ceux qui nous envoyaient cet argent prétendaient que ceux qui nous servaient en ressentissent quelque douceur.Il refusa toujours constamment,disant dans son style figuré que cet argent lui brûlerait les mains; et lorsque je lui disais que, s’il n’en prenait pas, je me servirais d’un autre, ce pauvre turc était comme au désespoir, me sollicitant à mains jointes de ne pas lui fermer le chemin du ciel. Ce sont ces gens que les chrétiens nomment barbares, et qui, dans leur morale, le sont si peu qu’ils font honte à ceux qui leur donnent ce nom
 Il faut en rester à cette expression de la sympathie populaire, et se rendre à l'évidence qu'elle ne peut rien à elle seule, sans l'appui des pouvoirs politiques. Il y eut bien des représentations diplomatiques du pouvoir ottoman auprès de la Cour de France, en faveur des Protestants persécutés. La diplomatie donna pour réponse qu'il s'agissait de rébellion contre la volonté du Roi, et le Grand Seigneur admit, ou fit semblant d'admettre, qu'il s'agissait d'affaires purement intérieures françaises. En Transylvanie, les Unitariens se divisèrent sur le thème de l'adoration du Christ... Le pouvoir politique s'éleva contre le parti sabatarien qui la refusait. Nous n'avons malheureusement trouvé aucune indication positive sur l'opinion qu'en put avoir l'autorité ottomane. Mais il y a une vénération musulmane de Jésus, Sidna Aïssa, qui nous fait douter a priori d'une quelconque intervention ottomane en faveur des Sabatariens récusés par l'autorité politique transylvaine. Ayant penché de ce côté, l'évêque unitarien Ferencz David, l'un des principaux protagonistes de la vague unitarienne, fut emprisonné et mourut peu après dans la forteresse de Deva, environ 150km à l'est de Timisoara, le 15 Novembre 1579.
                               VIII        La résurgence arienne
 
Au point où nous nous sommes arrêté, le fil paraît coupé. Il l'a été non par la Hiérarchie Catholique, mais par le camp réformateur lui-même. Il y a deux Luthers bien différents. Avant la Guerre des Paysans de 1525, et après. Qui voudra s'en rendre compte se reportera au Commentaire Allemand du Notre Père, de 1519, puis au commentaire qui se trouve dans le Petit Catéchisme de 1529. En 1519, c'est le Luther de l'Histoire officielle et des Films, celui qui risque sa vie devant la Diète de Worms en 1521. En 1529, c'est le Luther de la caricature, où la vie du village est dominée par trois personnages, le Maire, le Commissaire de Police, et le Pasteur. De la même manière, on pourra comparer la Préface de Calvin (1535), dans la Bible d'Olivétan, au Calvin qui a pris le pouvoir à Genève, après 1541. En 1535, il réclame pour tous le droit d'accéder directement à l'Ecriture. A Genève, les cultes privés seront interdits. Entre les deux, des évènements politiques majeurs ont joué un rôle contraignant, et nous devons éviter les anachronismes quand nous nous sentons contraints de les juger. Il en est de même en Europe orientale, un peu plus loin sur le chemin de la Liberté. L'Unitarisme lui-même s'est divisé, et l'on peut songer à comparer Ferencz Dàvid à Michel Servet. G.H.Williams, le grand historien de la Réforme radicale, ne va pas jusque là. Le point de vue de Dàvid aboutissait à créer une véritable société se réclamant du Judaïsme. Mais Williams reconnaît (p.1301) que son point de vue ne satisfait pas les successeurs actuels de Dàvid. N'entrons pas ici dans une comparaison d'échelle entre les cruautés que ces deux victimes ont subies, ni sur les contextes politiques. Je ne sais s'il y eut en Europe orientale, pour prendre la défense de Dàvid, des hommes tels que Sébastien Castellion pour Servet. Il n'y avait pas, en Transylvanie, de société juive reliée à l'Histoire, et je ne sais rien des échos que Dàvid et son mouvement purent soulever chez les Juifs de Pologne.
Autrement dit, le problème est à reprendre, et nous y reviendrons.
David Flusser, historien Juif reconnu, a écrit: L'histoire du Pharisaïsme depuis le commencement de ce mouvement jusqu'aux jours de Jésus est marquée par les progrès d'une humanisation progressive du Judaïsme, et la doctrine de Jésus est le couronnement de ce progrès (Dossiers de l'Archéologie, mai-juin 1975).
Dans de telles conditions, il est clair qu'une réflexion où le penseur chrétien ne se pose pas en Verus Israel, l'Israël véritable -tel saint Augustin et d'autres- mais respecte la continuité historique du Judaïsme, pourra s'appuyer sur des relations nouvelles, entre personnes et entre groupes sociaux.
Mais s'il a manqué à la vague unitarienne du XVI°siècle une grande puissance politique pour la soutenir, le temps ne lui était pas compté. Se retrouve ici le combat célèbre de la violence et de la vérité, illustré par la Douzième Provinciale de Pascal dans sa conclusion. Il montre bien les ressources infinies d'un espoir que rien jamais n'éteindra, car "la vérité est éternelle et puissante comme Dieu même". Du scandale Servet va naître l'arme à longue portée de la Liberté, faite de science, de prudence, et de ténacité. Servet avait été condamné au motif de la responsabilité du pouvoir souverain sur le culte rendu à Dieu, allant jusqu'à légitimer les exécutions capitales pour crime de lèse-majesté divine. Le Juriste François Baudoin démontra qu'il s'agissait là d'une glose ajoutée au code de Droit Romain au VI°siècle. Autrement dit, l'exécution de Servet était illégale. Ce fut, à notre connaissance, le premier succès de l'exégèse critique.            Le Fil d'Arius était là.
                                           IX    La République des Lettres
 
Comme dit le Jupiter de Jean-Paul Sartre dans Les Mouches, "Le secret douloureux des dieux et des rois, c'est que les hommes sont libres". Quand les hommes le savent....
Avec des milliers d'imprimeurs dispersés dans toutes l'Europe, le latin et la correspondance, la science et les idées peuvent contourner les pouvoirs. Même pas besoin de peuple. Seulement de l'argent pour payer les livres et le train de vie indispensable, avec un établissement social assez solide, souvent dans la carrière juridique. La poste fait le reste. Dans ce cadre protégé, l'adversaire idéologique reste un vir doctissimus, et c'est le triomphe de la politesse XVII°siècle entre "très humbles et très dévoués serviteurs". On se communique les titres des derniers livres parus chez tel imprimeur de Paris, Bâle, Francfort, Venise, Oxford, Anvers... Bien entendu Catholiques érudits et Calvinistes de la rigoureuse orthodoxie en sont partie intégrante. Mais l'essentiel est qu'ils n'y sont pas seuls. La grande tribu d'origine italienne Diodati y joue un rôle central, avec en particulier l'avocat Elie Diodati, citoyen de Genève, mais non-calviniste et donc plus tranquille à Paris sous le régime de l'Edit de Nantes. Son cousin Jean Diodati, traducteur de la Bible en italien, puis en français, calviniste bon teint, est l'ami d'autres théologiens qui le sont beaucoup moins comme l'Ecossais John Cameron, pasteur à Bordeaux puis professeur à l'Académie protestante de Saumur. Le cousin Jean est pour Elie une bonne caution du côté de Genève. Et il met ses immenses relations et sa culture polyglotte au service de tous. Il représente à Paris les intérêts de la République de Genève, et défend utilement l'industrie textile suisse en France; Richelieu lui confie une mission commerciale en Allemagne: moyennant quoi l'essentiel est que Diodati a compris l'importance scientifique de l'oeuvre de Galilée, reclus en Italie après sa condamnation, et il en assure la diffusion dans toute l'Europe, contournant l'Inquisition.
On devine que le Fil d'Arius est présent, et que l'érudition le sert aussi efficacement qu'il y a douze siècles, au débat entre saint Augustin et Maximin. Parmi les étoiles de première grandeur de cette République des Lettres, il faut une mention particulière pour Hugo Grotius, un disciple de Fausto Sozzini, unitarien du XVI°siècle selon André Rivet, membre notoire et calviniste rigoureux de la République des Lettres. Certes, cela ne se voyait pas directement dans le traité de Grotius De veritate Religionis Christianae (1627). Mais un bon calviniste savait y déceler ce qui manquait à son orthodoxie, masqué par une érudition impressionnante. La réalité historique de la Vie de Jésus y est ,prouvée avec TOUS les arguments, tirés de l'Histoire romaine, que nous avons trouvés dans les écrits du Professeur Maurice Goguel trois siècles plus tard; et ils y sont avec un déluge de notes érudites en latin et en grec, parfois en hébreu. Grotius n'attaque pas directement le dogme trinitaire; mais il défend la vérité chrétienne contre des adversaires non-chrétiens, en soulignant les analogies qu'on trouve soit chez le Juif Philon d'Alexandrie, soit dans le Coran: Jésus, le Messie, est le Verbe de Dieu fait homme, avec l'Esprit de Dieu. L'expression est dans le Coran (III,40; IV,169), et signifie pour nous l'Incarnation. C'est ainsi que, huit siècles avant Grotius, le Patriarche nestorien Timothée 1er argumentait déjà, lui aussi, et en parfaite courtoisie, face au Calife de Bagdad.
                         X       Le progrès des sciences: NEWTON
 
L'érudition scripturaire et patristique domine désormais le champ culturel. Les théologiens le partagent avec des médecins, dont Servet reste le plus célèbre, et avec des juristes comme Grotius. Les disciplines que nous qualifions à présent de scientifiques, mettront un peu plus de temps à s'imposer dans le débat théologique. Bien sûr, on ne peut ignorer Pascal. Mais Newton représente l'Everest d'un Himalaya scientifique. Il est d'autant plus important pour notre objectif, limité à l'observation d'une filiation, que sa pensée religieuse ne nous est vraiment accessible dans son ensemble que depuis quarante ans.
La faute en revient à Newton lui-même qui a dissimulé plus que quiconque son "nicodémisme". Mais la peur a fait partie du problème depuis le IV°siècle.
La pensée arienne de Newton n'est vraiment connue que depuis la mise à disposition des érudits du fonds manuscrit Yahuda, à la Bibliothèque Nationale d'Israël, en 1969. On trouvera les détails dans Richard Westfall, Never at Rest, A biography of Isaac Newton, Cambridge 1980. Nous n'insisterons pas sur les polémiques de divers ordres, liées à la carrière de Newton et à son héritage. En particulier sur les questions de priorité scientifique avec le philosophe mathématicien allemand Leibniz. Les grands hommes ont leurs petitesses, et, dit saint Paul, nous jugerons les anges (1 Cor. 6,3). Disons seulement que, pour démontrer la Loi de la Gravitation Universelle, il était indispensable d'avoir identifié comment représenter une force par le calcul. Cela, c'est Newton qui l'a réalisé. Que la pratique de ce calcul fût perfectible, c'est également indiscutable.
Mais le plus admirable est peut-être encore dans ces imperfections du calcul que les travaux de Leibniz et d'autres corrigeront. TOUT était à faire à la fois. Newton, tout comme Descartes, ignore le maniement des nombres négatifs. On admirera sans réserve la performance des savants qui ont travaillé sur les grands problèmes de la nature sans les outils appropriés dont nous disposons aujourd'hui. Et nous aurons aussi une pensée compréhensive pour ces disputes acharnées de priorité. Car il est bien vrai que tout progrès dans la réflexion mathématique amène son auteur à penser que son prédécesseur avait mal compris le problème.
                                    
Avec le mouvement intellectuel du XVII°siècle se produit un phénomène d'importance majeure. Newton, à la différence de Leibniz, explore la NATURE physique plus que l'Entendement humain. Il est l'inventeur du télescope, et ses travaux sur la théorie de la lumière et des couleurs ont autant de place dans sa vie, sinon dans sa renommée: La nature, c'est-à-dire, dans l'esprit du temps, l'oeuvre de Dieu qui a créé toutes choses. Il est clair que nous venons d'oublier Dieu complètement. Toi-même, lecteur, t'en es tu aperçu? Or c'est par l'idée de Création que la Théologie dominait l'ensemble du savoir. Dans les débats dogmatiques, aujourd'hui encore le début de la Genèse importe plus que les récits évangéliques!
A vrai dire, Isaac Newton ne semble pas avoir immédiatement ressenti la gravité du problème. De formation puritaine, il tient encore sur un carnet, en chiffre, le compte de ses péchés, quand en 1660, peu après la fin de la République de Cromwell, il arrive au Collège de la Sainte et Indivisible Trinité à Cambridge, le mieux coté de l'Université. Agé de 18 ans, étudiant serviteur (subsizar), il doit "réveiller les autres, vider leurs pots de chambre, et servir à table" (Westfall p.71). Sa passion pour les mathématiques l'isole, comme son caractère, mais n'attire ni la jalousie, ni le soupçon sur son orthodoxie. Ses premières découvertes marquantes concernent l'Optique, et révèlent un physicien expérimentateur génial. Il décompose la lumière avec le prisme, puis la recompose avec une lentille, et en conclut au fait que la lumière blanche résulte d'un mélange de lumières de couleurs indépendantes. 1666. Il obtient ses grades, devient fellow de son Université, avec une chaire dite de Mathématiques, où il enseigne aussi l'Astronomie, l'Optique, la Mécanique et la Géographie. Alors les jalousies commencent. Surtout, règlement oblige, il doit dans les trois ans prendre les ordres ecclésiastiques et prêter serment à la Sainte et Indivisible Trinité. Il s'y préparera avec grand soin, deviendra un antitrinitaire décidé, farouche ennemi d'Athanase... et s'en cachera soigneusement. C'est l'ensemble de ces études qui a été dévoilé avec le fonds Yahuda d'Israël vers 1970. Un autre fonds datant de la même époque serait celui de la Fondation Bodmer près de Genève. Mais il n'est pas ouvert au public. Apparemment, il doit concorder avec le précédent.
On devine qu'avec son incroyable puissance de travail, Newton devient rapidement un érudit dans tous les domaines classiques de la théologie. L'analyse du Nouveau Testament l'amène à cette conclusion, que les textes ont été modifiés par les Autorités pour leur donner un sens trinitaire qu'ils n'avaient pas jusqu'au Concile de Nicée (325) (Sans pouvoir entrer ici dans les détails, disons que certains exemples lui donnent raison, mais qu'il en existe d'autres en sens contraire. MC) Surtout, il a découvert l'interprétation historique des Apocalypses. Il s'agit de textes écrits de manière codée, dans un contexte historique précis qu'il convient d'identifier. C'est ainsi qu'il date l'Apocalypse de saint Jean de la fin du règne de Néron. Comme pour le Calcul Différentiel et Intégral, ses démonstrations seront corrigées et précisées. Il reviendra à Edouard Reuss, de Strasbourg, vers 1840, de reconnaître dans le chiffre de la Bête, 666 ou 616 suivant les manuscrits, la valeur du nom de l'Empereur Néron dans ses transcriptions en hébreu (NeRON CeSaR ou NeRO CeSaR, N=50, R=200, O=6, C=100, S=60, On compte seulement les majuscules. 50+200+6+50+100+60+200= 666. MC). Mais la méthode de lecture est moderne.
Donnons in extenso un passage, central pour notre objet, de Westfall (p.315), inspiré des manuscrits Yahuda:
 
Pour Newton, adorer Christ comme Dieu était de l'idolâtrie, le péché majeur à ses yeux. "Idolâtrie" apparaît dans les titres primitifs de son agenda théologique. Cette grande perversion du Christianisme a pollué, au IV°siècle, le culte authentique du vrai Dieu établi dans l'Eglise primitive. S'il n'y a pas transsubstantiation, écrit-il vers 1970, il n'y eut jamais pire idolâtrie que la Romaine, ainsi que même des Jésuites l'avouent. Newton affirmait que le pape, à Rome, avait été le complice d'Athanase, et que l'Eglise Romaine idolâtre était le direct sous-produit des corruptions d'Athanase.
Et finalement -une fin qui vint très vite- Newton se convainquit qu'une corruption totale de la Chrétienté avait suivi la corruption de la doctrine: le fonctionnement de la primitive Eglise avait fait place à la concentration du pouvoir ecclésiastique entre les mains de la Hiérarchie. L'institution perverse du monachisme jaillit de la même source. Athanase avait favorisé saint Antoine, et les trinitariens avaient introduit les moines dans le gouvernement ecclésiastique. Au IV° siècle, le trinitarianisme avait infecté toute la Chrétienté. Sans le dire expressément, il pense que la Réformation Protestante n'a pas touché le foyer même de l'infection. Dans la Cambridge des années 1670, c'eût été dur à faire avaler (a strong meat indeed). Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi Newton devint impatient de quitter des occupations mineures, telles que l'Optique ou les Mathématiques: Il s'était donné pour mission de réinterpréter la tradition centrale de toute la civilisation européenne.(souligné par nous. MC)
Bien avant 1675, Newton était devenu un Arien au sens original du terme. Il reconnaissait Christ comme un divin médiateur entre Dieu et l'homme, subordonné au Père qui l'avait créé. Christ avait mérité d'être adoré, mais non pas comme Dieu le Père, par le fait même qu'il était resté humble et obéissant jusqu'à la mort..
 
Bref, nous reconnaissons le langage d'un Maximin face à saint Augustin, voire celui du Patriarche Timothée en face du Calife de Bagdad. C'est nous qui avons souligné l'interprétation de R.Westfall sur le sens donné par Newton à sa mission religieuse. Elle est à mettre en face, et en opposition, à celle que Calvin s'était donnée en son temps. Car elle explique leurs comportements, même si elle ne les légitime peut-être pas. Pendant la peste de 1542 à Genève, ces Messieurs les Pasteurs s'étaient penchés sur un grave problème: Fallait-il visiter les malades et aller au-devant de la contagion. La décision fut que oui, sauf pour Calvin dont la vie était trop importante pour la Cause de Dieu. Après quoi les autres hésitèrent. Pourquoi lui et pas moi ?...C'est alors que Sébastien Castellion, professeur de grec au Collège, se proposa comme aumônier de l'hôpital! Calvin ne le lui pardonna pas, et le fit chasser peu après de Genève.
Il y aura, dans le comportement de Newton, quand il parvient à la gloire scientifique, un questionnement comparable. Il faut comprendre que Newton était seul à comprendre l'importance de ses découvertes scientifiques et théologiques, et le lien qui s'établirait entre elles. Il fallait qu'il restât vivant, et reconnu. C'est pourquoi il n'a rien publié de ses réflexions hérétiques, et laissé tomber des disciples compromettants. Il est ainsi devenu autoritaire, voire tyrannique, riche, aimant les honneurs.
C'est le problème de toutes les grandes causes, entraînant des risques mortels. Les grands chefs politiques et militaires ont à prendre la décision où d'autres se feront tuer sous leurs ordres. On leur reprochera de ne pas s'être posé ce problème, mais on leur fera gloire de prendre, dans la nécessité, les grands risques eux-mêmes. L'Histoire nous dit que le reproche exista, pour Newton comme pour Calvin.
                                   XI          Le Siècle des Lumières.
Quand Voltaire, qui fera plus que tout autre pour diffuser la pensée scientifique de Newton, publie en 1738 ses Eléments de la pensée de Newton, mis à la portée de tout le monde, un modèle de vulgarisation scientifique, il y a trois parties concernant les lois de la dynamique en Astronomie, l'Optique, et des Planches, contenant les figures associées aux sujets abordés. Rien sur la Philosophie ni la Religion. Nul ne pensera que Voltaire ait voulu ménager la théologie officielle. D'ailleurs la philosophie antitrinitaire filtrera bien à partir des cercles ayant connu Newton au début du XVIII°siècle, Locke, et surtout l'Encyclopédie. Louis de Jaucourt, l'un de ses principaux rédacteurs, esprit aussi universel que discret, est membre de la Royal Society de Londres. Son article sur la TRINITE est un modèle de diplomatie:
 
TRINITE: Ce mot est reçu pour désigner le mystère de Dieu en trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Il me semble qu'il y aurait de la témérité d'entreprendre d'expliquer ce dogme, parce que vu le silence des écrivains sacrés, les explications ne peuvent être qu'arbitraires et chacun a droit de forger la sienne. De là vient que saint Hilaire par son expression trina deitas trouva tout autant de censeurs que d'approbateurs qui disputèrent vainement sur un sujet dont ils ne pouvaient se former d'idée. Aussi Chilpéric 1er, monarque singulier si le portrait que nous en donne Grégoire de Tours est fidèle, voulut donner un édit pour défendre de se servir même à l'avenir du terme de trinité, et de celui de personne en parlant de Dieu. Il condamnait le premier terme parce qu'il n'était pas dans l'Ecriture, et proscrivait le second, parce qu'étant d'usage pour distinguer parmi les hommes chaque individu, il prétendait qu'il ne pouvait en aucune manière convenir à la divinité.

Connaissais-tu Chilpéric 1er, ô lecteur ? Je t'avoue que je l'ignorais avant d'écrire ce feuilleton. C'est un petit-fils de Clovis. Voici l'original de Grégoire de Tours (Livre V, XCVIII;trad. F.Guizot, 1823):

(L'ambassadeur Agatan du roi arien wisigoth espagnol Léovigilde est venu rencontrer Chilpéric pour le convertir à l'arianisme, vers 580. Chilpéric le met en débat avec Grégoire de Tours. Et ce débat tourne à l'avantage de l'arien, avec les arguments scripturaires habituels: Le Père est plus grand que moi, etc. Mais, tombé malade à son retour en Espagne, Agatan se convertit.)
En ce même temps, le roi Chilpéric écrivit un petit traité portant qu'on ne devait pas désigner la sainte Trinité en faisant la distinction des personnes, mais seulement la nommer par le nom de Dieu, affirmant qu'il était indigne de Dieu qu'on lui attribuât la qualification de personne, comme à un homme fait de chair, soutenant aussi que le Père était le même que le Fils, et le Saint-Esprit le même que le Père et le Fils. C'est ainsi, disait-il, qu'il s'est montré aux prophètes (...) :Je veux que toi et les autres docteurs de l'Eglise le croyiez ainsi.
 
Grégoire s'indigna contre cet édit, et les pressions furent telles que Chilpéric renonça rapidement. Le roi n'était pas le plus fort. D'ailleurs il fut assassiné en 584. Et l'Espagne se convertit peu après la mort en 586 de Léovigilde. Nous voyons que Jaucourt a cherché très loin dans l'Histoire ce qui convenait à son propos, indubitablement arien, mais difficilement attaquable. Ajoutons que Jaucourt était protestant, auteur de nombreux articles de religion de l'Encyclopédie. On doit à Jacques Proust, Diderot et l'Encyclopédie, (1962, 1995) la justice rendue à Jaucourt, rédacteur du quart des 68.000 articles, dont la quasi-totalité des articles écrits dans la clandestinité après la mise à l'Index de ce monument culturel français, quand Voltaire, d'Alembert et tous les prudents se furent retirés du mouvement.

Il faut comprendre. La loi de la Gravitation Universelle découverte par Newton porte en germe la révolution religieuse. Mais elle n'est encore accessible qu'à l'élite intellectuelle, qui a des raisons d'avoir peur. L'Histoire attendra. En 1780, deux découvertes majeures, de Coulomb et Kant: Les lois de Coulomb sur l'électricité. Elles vérifient également une loi de même type que la Gravitation Universelle. Plus encore Kant, à Koenigsberg. Professeur de Mécanique et astronome, il trouve des différences entre ses calculs sur les mouvements des planètes et l'observation. Il en déduit l'existence d'une planète inconnue, dont il calcule la position. En 1781 Herschell annonce sa découverte d'Uranus, dans la position prévue par Kant. (Ce lien entre prévision par le calcul et découverte sera plus connu pour le cas de Neptune, en 1846, avec Le Verrier. Pour Kant, il est connu par Madame de Staël. MC) Peu après, il publie sa Critique de la Raison Pure. Désormais la place de Dieu n'est plus dans la gestion de la Nature, mais dans la Morale. A nous, bien sûr, de dire ce que nous entendons par la Morale, selon le proverbe: Dis-moi qui est ton Dieu, et je te dirai qui tu es. Il faut aussi mesurer le poids philosophique de la fameuse Loi de Conservation des Eléments, telle que Lavoisier la formule en 1783: Rien ne se perd, rien ne se crée dans la Nature. Il n'y a pas de Création !
Le terrain est prêt, désormais, pour les trois orientations que va prendre le mouvement initié par Newton et mûri par la diffusion érudite du siècle des Lumières.
1°- le piétisme kantien, d'affinité unitarienne,
2°- la religion laïque autour de l'"Etre Suprême",
3°-Et enfin l'Athéisme déclaré. Quand le mathématicien Laplace présentera à l'Empereur Napoléon son Système du Monde, l'Empereur lui demandera quelle est la place de Dieu dans son système:
- Sire, répond-il, je n'ai pas eu besoin de cette hypothèse.
Entre temps, Napoléon aura fermement rétabli la religion de l'Autorité. La Trinité n'est pas vaincue.
 
                                        XII                 1789.
 
L'Edit de Tolérance qui accorde aux Protestants les droits civils, grâce à l'enquête du Président de Malesherbes, ne date que de 1787. La Déclaration des Droits de l'homme fut mise au programme de la première Assemblée Nationale française plusieurs jours avant la prise de la Bastille le 14 Juillet, et complètement votée au mois d'Août 1789.
Mais on ne prête pas assez d'attention à une image hautement symbolique:
TOUS les tableaux d'époque représentant la Déclaration de 1789 sont à l'image classique des Tables de la Loi de Moïse. Les Protestants de France n'ont pas été les derniers à oublier la signification de ce symbole, et pour plusieurs raisons qu'il conviendra d'examiner. .
Le premier président de l'Assemblée Nationale est l'ancien pasteur du "Désert" Rabaut Saint-Etienne.
Or l'image symbolique du Protestantisme de France était celle des Tables de la Loi, et elle l'est restée au moins jusqu'à la fin du XIX°siècle. La Croix, en tant qu'image, était celle de la persécution, celle qu'on présentait aux condamnés au moment du supplice, pour leur offrir une chance de sauver leur âme. Les choses ont progressivement changé à partir de 1890 sous l'influence luthérienne. Il va de soi que nos précisions n'ont nullement pour objet de contester cette évolution. Avant la Seconde Guerre mondiale, un insigne des Tables de la Loi, porté à la boutonnière, désignait une personne Juive.
On a donc oublié que les temples protestants de France, au-dessus ou à côté de la chaire pastorale, portaient l'image et les paroles du Décalogue, et cela en accord avec la Liturgie qui commençait par la lecture du Décalogue (Exode 20):
Je suis l'Eternel ton Dieu qui t'ai fait sortir du pays d'Egypte, de la maison de servitude.
Tu n'auras pas d'autres dieux devant ma face, etc.
Dans le patois de Canaan, surnom donné par l'humour protestant à sa propre légende, l'Egypte, ou Babylone, désigne l'Eglise Catholique. Israël désigne les Protestants, et ceux-ci attendront l'Affaire Dreyfus pour voir un quelconque parallélisme entre les persécutions qu'ils ont subies, et la situation des Juifs.
Cela dit, la Loi comprise non comme une oppression, mais comme symbole de la Liberté, induira un réel parallélisme moral, ressenti dans la Société, alors qu'il ne se traduisait pas dans la Théologie. La Loi, rempart des Libertés, ce principe fondamental de morale civique éclate dans le livre du pasteur Samuel Vincent plusieurs fois réédité, 1820, 1829, 1860, De l'Etat du Protestantisme en France.
La Déclaration de 1789 ne représente rien moins que les Nouvelles Tables de la Loi, données non seulement à un peuple, mais à l'humanité entière, avec la libération des esclaves, revendiquée par Jaucourt dans l'Encyclopédie. Et cet idéal de la Révolution par les Lumières déborda vers l'Allemagne rhénane, avec ces écriteaux sur les frontières: Ici commence le pays de la Liberté !
Hélas! Combien sont morts sous la Terreur !
Malesherbes dont l'enquête aboutit à l'Edit de Tolérance. Guillotiné. C'est lui qui avait interdit aux Curés de porter sur les actes de baptêmes des protestants des notices infâmantes .
Louis XVI, passionné des Sciences modernes, montant sur l'échafaud, demandait encore des nouvelles de Monsieur de La Pérouse.
Rabaut Saint-Etienne, guillotiné pour avoir pris la défense du Roi publiquement. Non qu'il contestât les contacts le Louis XVI avec l'Empire autrichien, mais parce que son exécution serait illégale. En effet, la Constitution disait que La personne du Roi était inviolable. On pouvait l'exiler, changer la Constitution, mais non pas créer un tel précédent à la rétroactivité des lois. Après le Roi, il y eut la Reine, qui n'était peut-être pas à la hauteur des circonstances. Mais on ne lui laissa pas le choix de son avocat. Aujourd'hui encore, des avocats estiment que, par leur uniforme, ils portent son deuil. Elle aussi aura, sur l'échafaud, ce geste d'imprévisible dignité qui sied à la Première Dame de France: Ayant par mégarde trébuché sur les pieds du bourreau: Faites excuse, Monsieur le Bourreau, je ne l'ai pas fait exprès.
Après ces excès, Napoléon "rétablira l'ordre". On sait ce qu'il en advint, et il ne manque pas d'éminents défenseurs dans le procès jamais clos de l'Histoire. Mais l'oeuvre des Lumières en subit des amputations majeures. Non pas les Mathématiques, ni les Sciences, mais tout l'édifice d'indépendance intellectuelle et théologique qui avait pu s'appuyer sur leur floraison. La Trinité reprit son pouvoir, avec le Symbole d'Athanase, et certains qualifièrent même ce mouvement d' évangélique.
                               XIII       L'épreuve de la Liberté
La Révocation de l'Edit de Nantes (1598) fut l'acte de naissance d'une Seconde Réforme, en 1685. Je l'ai expliqué lors du Troisième Centenaire en 1985 dans la Revue des Etudes Théologiques et Religieuses de Montpellier. Elle s'est faite autour de l'idée symbole, inscrite dans l'Edit violé par la Révocation, de la Liberté de Conscience. Ce n'était plus l'héritage des Réformateurs. Théodore de Bèze, je l'ai déjà dit, considérait la Liberté de Conscience comme un "diabolicum dogma". C'est lui qui présidait en 1571 le Synode où fut officialisée la Confession de Foi de La Rochelle, et, avec celle-ci le Symbole d'Athanase et des articles 39 et 40 que bien des Calvinistes sincères voudraient effacer de nos mémoires. Parlons plutôt des Psaumes, notre plus véritable patrimoine, dû lui aussi en grande partie à Théodore de Bèze, connus, traduits et chantés dans l'Europe entière. Avec la Bible qui servait aussi comme manuel de lecture élémentaire, ils ont accompagné les familles pendant un siècle dans le silence de la clandestinité, un silence médiatique brisé rarement par quelque procès retentissant. La communauté protestante n'a pas témoigné envers Voltaire d'une gratitude à la mesure de son engagement dans l'"Affaire Calas". Aujourd'hui encore cette "Affaire" est bien moins connue que l'"Affaire Dreyfus".
Voltaire passe pour antireligieux, comme les Encyclopédistes, même dans l'opinion protestante. Nous avons vu comment travaillait Louis de Jaucourt, dans une cave, et d'ailleurs ses articles de religion dans l'Encyclopédie ne scandaliseraient nullement un lecteur unitarien, ou, mieux encore, un lecteur non prévenu. Quant à Voltaire, que connaissait-il du Protestantisme de France? Certes pas l'humble pratique de la Bible et des Psaumes, mais bien l'héritage des querelles de synode sur la Prédestination. Quel tort ne nous ont-elles pas fait ! Et pourtant, il est vrai que la confiance en la Prédestination, la vraie, donna le courage indispensable, et parfois surhumain, qui sauva l'existence même de la communauté protestante. Qu'est-ce que la Prédestination, sinon un regard vers le passé. Voyez l'Histoire, la grande, ou la vôtre, l'intime. Comptez les Bienfaits de Dieu! Vous abandonnerait-il MAINTENANT? Tenez bon! REGISTER.
Ce mot gravé de la Tour de Constance, attribué à une modeste ardéchoise qui fut détenue pendant 38 ans, a pris valeur de symbole dans nos mémoires, et parfois de mot d'ordre dans nos comportements.
Avec la Liberté retrouvée, il convient de garder, au moins pour nous, ces souvenirs du passé. Mais une ère nouvelle commence, et nous ne souhaitons à personne d'autre de vivre un tel passé. Tel est le témoignage que va rendre le Protestantisme à l'aube du XIX°siècle. La société française le découvre enfin tel que la Seconde Réforme l'a durement sculpté. C'est une Réforme par le peuple, sans Réformateur. On n'ose imaginer ce que nous serions devenus sans les terribles coups de fouet que furent les dragonnades. Mais les circonstances vont encore nous servir, par un nouveau coup de fouet: L'abbé de la Mennais, et son Essai sur l'Indifférence en matière de religion (1817). Cette brochure ouvrait une série qui révélait un beau talent d'écrivain, mais contenait des attaques aussi venimeuses qu'adroites, et pour tout dire un portrait caricatural du Protestantisme. L'avocat de la défense fut le pasteur Samuel Vincent, de Nîmes.
                                   XIV            Samuel Vincent
 
A vrai dire, Samuel Vincent n'avait aucune envie de livrer bataille. C'était un esprit que nous dirions aujourd'hui oecuménique. S'il parla, ce fut à la suite de sollicitations nombreuses, et non sans mainte précaution de langage, dans ses Observations sur l'Unité religieuse (1820).
(Préface, p.IV): En général, tous les raisonnements de M.de la Mennais se réduisent à ceci: Il serait fort avantageux d'avoir une religion fondée sur une autorité permanente et infaillible.
 
Tout est dit, et s'annonce déjà tout le débat du siècle, aussi bien pour le Protestantisme de France que pour l'Eglise Catholique. Il s'achèvera avec Auguste Sabatier, que nous verrons plus loin.

(p.VIII) En terminant cette préface, j'éprouve le besoin d'exprimer mon admiration pour l'ouvrage que j'ai combattu. Il y a des chapitres entiers que j'ai lus avec ravissement. Ah! pourquoi faut-il qu'un talent si beau se consacre aussi souvent à diviser et à aigrir, au lieu de réunir, d'adoucir et d'instruire !

Après cette brochure à la dimension d'une controverse, on attendait l'oeuvre. Elle sera double. D'abord, lancement d'une Revue théologique d'une étonnante modernité, dès 1820: les Mélanges de Religion, de Morale et de Critique Sacrée. Le centre de la publication est Nîmes. Mais il y a des représentations en librairie à Paris, Genève, Lausanne, Neuchâtel, Londres, Strasbourg, Leipzig, Hambourg, Francfort, Montauban, Lyon, et Valence. Autrement dit, c'est une Revue d'envergure européenne. A lire le programme, on se croirait -format d'impression à part- devant les actuelles Revues de Strasbourg et de Montpellier. Et il faut saluer, en particulier, l'énorme et remarquable travail constitué par la Revue des Livres à chaque livraison. Toute la littérature théologique européenne, allemande en particulier, est offerte à la connaissance d'un peuple protestant français terriblement isolé jusqu'ici.
L'autre partie de l'oeuvre viendra en 1829. Du Protestantisme en France. Le ton est donné d'emblée.

(p.1) Une ère nouvelle commence pour les protestants français. Solidement établis sur les bases mêmes de la constitution de l'Etat; protégés par un roi religieux mais tolérant; possédant déjà les principaux établissements nécessaires à leur culte; pouvant légitimement espérer que les autres ne se feront pas longtemps attendre; voyant des temples s'élever partout et de nouveaux pasteurs accordés à leurs églises, les protestants, rassurés sur leur avenir, peuvent et doivent reprendre cette vie intellectuelle et religieuse que tant de persécutions avaient arrêtée. Jamais, depuis l'Edit de Nantes, époque ne parut plus favorable... (Nous citons d'après la réédition de 1860. MC)

Ainsi, dans le cadre des lois nouvelles, nous avons la liberté, et cette Loi, de par notre tradition même, signifie La Liberté. Nous pouvons nous montrer publiquement tels que nous sommes dans le fond. Certes, nous n'avons pas l'égalité politique. Mais ce n'est plus l'arbitraire du pouvoir. Nous pouvons vivre et travailler, et la seule vraie difficulté sera de nous y habituer, d'avoir confiance. Cette difficulté est en nous-mêmes,
 
(p.2) et des ferments de discordes intérieures sont semés çà et là par le mouvement religieux, auquel nous devons d'être réveillés enfin de notre longue léthargie.
 
Les attaques de La Mennais ne seront pas oubliées, mais pour mesurer le retentissement de ce livre, rien n'atteint l'effet produit sur La Mennais lui-même. La Mennais a changé. En 1834, il publie les Paroles d'un Croyant, qui seront condamnées par la Hiérarchie. Le talent reste, le succès de librairie également, et c'est par ce dernier livre, si "hérétique" soit-il, que toute une aile marchante et sympathique du Catholicisme se réclamera de lui. 
 
Où sont les Unitariens ? Samuel Vincent en est un sans le savoir, ou sans le dire. Mais ce serait, dans un peuple forgé sous la persécution, une parole de scission. Tout est dit dans la formule adressée à La Mennais: réunir, adoucir, instruire. Les mots Arien, ou Unitarien, viendront de l'autre camp, celui qui réclame les Confessions de Foi du XVI°siècle. Mais laissons parler Vincent lui-même:
(p.13) C'est notre amour pour l'Eglise protestante qui seul est notre mobile. Nous allons exprimer nos vues, avec franchise et simplicité. D'autres sont mieux placés que nous pour bien voir. S'ils avaient parlé, nous nous serions tu. Et maintenant encore nous sommes prêt à redresser nos opinions sur les avis qui nous seront donnés avec bonne intention et sincérité (...)
(p.14) Pour moi, et pour beaucoup d'autres, le fond du protestantisme, c'est l'Evangile; sa forme, c'est la liberté d'examen.(...) On a violemment reproché au protestantisme d'être ce que je viens de dire: et quelquefois ses amis ont la faiblesse de l'en défendre. Pour moi, j'accepte le reproche, et j'avoue qu'il m'est difficile de concevoir autrement le protestantisme. Et non-seulement, j'ai peine à le concevoir autrement, mais encore, c'est parce que je le conçois ainsi que je l'aime.(...)
(p.15-16) Le protestantisme excite aujourd'hui un haut degré d'intérêt dans tous les pays de l'Europe et de l'Amérique. De grands talents s'y rattachent. Ceux qui ne passent pas dans son sein le respectent; beaucoup l'aiment et voudraient l'embrasser. Mais d'où viennent cette considération et cet intérêt ? Quelle en est la véritable source ? Est-ce la Confession d'Augsbourg ? Est-ce la Formule de Concorde ?* Est-ce la Confession de foi de La Rochelle ? Personne n'y songe; et les protestants eux-mêmes connaissent à peine ces pièces dès longtemps oubliées. C'est comme les défenseurs et souvent les martyrs de la liberté de conscience et d'examen que l'on aime et que l'on respecte les Protestants. C'est quand ils se sont montrés tels, qu'ils sont honorés aux yeux des hommes, dont ils ont accru les
lumières, relevé la dignité et préparé le bonheur. S'il prenait fantaisie aux protestants de n'être plus que les champions de la Confession d'Augsbourg, de celle de La Rochelle, et de tant d'autres qu'ils ont faites, tout le monde leur tournerait le dos, et eux-mêmes ne seraient plus qu'un corps imperceptible, privé de chaleur et de vie.(...)
* Note de S.V.: La Formule de Concorde (1580) est l'expression la plus scolastique du luthéranisme le plus étroit.
(p.20) (A propos des discussions dogmatiques): On commence par disputer sur la nature divine du Sauveur des hommes, sujet bien légitime d'une généreuse curiosité; mais quand il est décidé qu'il est Dieu, l'on songe qu'il a paru sur la terre avec la forme humaine, et l'on se demande si cette forme n'était qu'un corps habité par la divinité, ou si c'était un homme tout entier auquel Dieu s'était joint. Quand il est statué que les deux natures étaient complètes en Jésus, et quand les partisans de l'autre système sont exclus à leur tour, on se met à réfléchir encore, et l'on commence à craindre que ces décisions ne fassent de Jésus deux êtres distincts. Entraînés par ces craintes bien naturelles, quelques uns pensent et disent qu'en Jésus se trouvent bien en effet les deux natures, mais qu'entre elles deux, elles n'ont qu'une volonté. Nouveaux débats terminés par une nouvelle décision qui amène une scission nouvelle, et par laquelle il reste réglé qu'en Jésus les deux natures étaient complètes, et qu'il avait par conséquent deux natures et deux volontés...
Arrêtons ici. Le lecteur peut savourer la spirituelle ironie de l'auteur, qui n'ira pas plus loin dans ce sens.
 
                       XV                   Unitariens et Libéraux.
Nous ne nous étendrons pas sur les débats dogmatiques. Ils ont provoqué des disputes parfois féroces entre les Orthodoxes, partisans des Confessions de Foi du XVI° siècle, et les Libéraux qui contestaient leur autorité, les trouvant dépassées. Lucien des Mesnards, évangéliste résolument orthodoxe, émettait le voeu, dans son journal Le Témoin de la Vérité, qu'on pût être un "orthodoxe aimable"....
Pour la plupart, l'identité protestante ne repose pas sur des doctrines, mais sur un ensemble de souvenirs respectés dans les familles, souvenirs souvent douloureux.
Parmi bien d'autres, le souvenir de Louise Morin surnommée la Maréchale à cause de sa distinction, de Beaufort-sur-Gervanne, près de Crest. Surprise dans une assemblée dénoncée par le Curé de Beaufort, elle ne put s'enfuir, car elle tenait un bébé dans les bras. Détenue pendant 15 jours à la Tour de Crest, elle fut condamnée à être pendue devant sa maison, à Beaufort. Etant au pied de l'échelle, elle demanda la permission de donner le sein à son enfant, pour une dernière fois, et l'obtint. Quand ce fut fini, elle remit le bébé à une nièce qui était là, dans l'assistance, puis elle monta sur l'échelle "en chantant les louanges de Dieu"... Passé 1900, on montrait encore, à Beaufort, la poutre qui sortait du mur, devant sa maison. L'essentiel de cette Eglise, pour Samuel Vincent, c'est qu'il l'aime. L'essentiel n'est pas d'en détenir les clés du pouvoir, mais la Liberté reconnue, pour chaque individu ou communauté qui s'y rattache, d'exprimer sa foi comme il l'entend. On dira de lui qu'il est un Libéral.
                                                                   
Cela dit, le courant libéral français fut bien représenté, et tout d'abord dans un domaine capital, celui de la haute culture théologique. Albert Réville a compté, dans le fichier de la Bibliothèque Nationale à Paris, plus de 600 références. Dans la recension de la biographie d'Ernest Renan écrite par M.Van Deth, que le lecteur peut trouver dans la Besace Unitarienne, sont indiquées ses relations érudites avec Renan, et l'estime témoignée par ce dernier pour son Commentaire de l'Evangile selon saint Matthieu. La science a progressé depuis 150 ans, mais la datation vers les années 80 de cet Evangile par Albert Réville reste dans les ordres de grandeur admis. Il faut mentionner aussi les rédacteurs de la Revue de Théologie, de Strasbourg, Edouard Reuss, Michel Nicolas, Timothée Colani, pour s'en tenir aux principaux. On ne leur a pas toujours témoigné une estime à la mesure de leurs mérites, pour une raison simple: c'est que s'ils admiraient les théologiens de l'Allemagne, la réciproque n'existait pas.
Il faut enfin une mention spéciale pour le dernier d'entre eux, Auguste Sabatier, généralement considéré comme libéral, un peu malgré lui. Son livre le plus connu est l'Esquisse d'une Philosophie de la Religion (1897, 1911). Il eut un temps de célébrité en France et à l'étranger, notamment aux Etats-Unis et en Italie, grâce en partie à son homonymie avec Paul Sabatier que l'on croyait être son parent proche. Un admirateur éminent fut Nathan Söderblom, futur archevêque d'Upsal, qui le traduisit en suédois. Ce livre a suscité divers travaux d'analyse parmi lesquels on doit retenir ceux de Jean Deprun (1966) et de Bernard Reymond (1976). Les lecteurs unitariens y trouveront leur miel avec l'évolution du dogme trinitaire dans l'Histoire. Malgré toutes ces références, je ne pense pas que ce livre nous donne la trace la plus novatrice d'Auguste Sabatier dans l'Histoire religieuse.
Son dernier grand livre, posthume, est Les Religions d'autorité et la Religion de l'Esprit (1904, 1956). Auguste Sabatier y déploie une immense érudition qui ne se trouve pas dans Samuel Vincent, et l'initié peut même y voir, entre les lignes, l'écho des disputes du siècle qui ont divisé les protestants. Mais la thèse fondamentale sur la frontière qui existe entre LA religion de l'Esprit et LES religions d'autorité, est tout aussi clairement exposée chez Samuel Vincent.
 
L'ouvrage le plus novateur d'Auguste Sabatier reste pour nous sa Thèse de 1870 à Strasbourg, L'Apôtre Paul, esquisse d'une Histoire de sa pensée. Le mot important, c'est l'Histoire, avec sa notion d'évolution.
              La pensée de Paul a évolué sous l'effet des circonstances.
Les conséquences de cette découverte étaient dévastatrices pour l'édifice dogmatique de la théologie chrétienne, et sans doute dépassait-elle même en cela les intentions de l'auteur. D'autres s'en chargèrent pour lui. On en fit une "théologie de l'évolution", comme s'il s'agissait d'un système à la mode, pris dans l'air du temps. La notion même de Parole de Dieu était atteinte. Il ne serait donc plus possible au prédicateur de s'appuyer sur une parole biblique, prise comme texte de la base révélée, pour s'adresser à l'assemblée des Fidèles. Pour un dogmaticien, c'était aussi grave que Newton excluant Dieu des lois de la Nature. Sans entrer dans les péripéties parfois douloureuses de cette contestation, résumons quelques faits de cette évolution dans la pensée de saint Paul.
 
-Le premier problème théologique de l'Eglise chrétienne fut que le Jugement Dernier, plus ou moins lié au rétablissement du Royaume d'Israël sur la terre, tardait à se manifester. (Actes I,6) Paul n'est pas encore là.

-Le retard se confirme, et les premiers Chrétiens meurent. Or, tous espéraient éviter cette épreuve. Là, Paul répond qu'au son de la trompette annonçant le Messie et le Jugement, les morts monteront les premiers. Après quoi nous, les vivants, nous nous envolerons sur les nuées pour les rejoindre auprès du Seigneur.(1 Thessaloniciens 4,16-17)

-Encore des retards, et des morts, des malades... Mais c'est aussi votre faute. Quand vous célébrez le repas du Seigneur, chacun mange ses provisions à part, sans se préoccuper des autres. C'est à cause de cela ! J'ai reçu du Seigneur ce que je vous ai enseigné: c'est que le Seigneur Jésus, la nuit où il fut livré... (1 Corinthiens 11,17-23) Et c'est l'inoubliable passage que tout chrétien entend lors de la Communion.

-Un drame s'est produit. Paul a compris qu'il devrait, lui aussi, mourir un jour. Peut-être lorsqu'il a été livré aux bêtes (1 Cor. 15, 32). Mais l'essentiel, alors, c'est la foi à la Résurrection. Pas évident... Difficile à croire! Mais enfin, Grecs, vous y croyez plus que vous ne le dites. La preuve, c'est que vous vous faites baptiser pour les morts(v.29). (Comprenons que des convertis, voyant des êtres chers disparaître sans avoir obtenu le baptême, demandaient des procurations pour le ciel) Mais sous quelle forme, dites-vous? C'est vrai qu'il faut un corps, mais il y a différentes sortes de corps: les corps à quatre pattes, les corps d'oiseaux, les corps de poissons, corps terrestres, corps célestes, et finalement corps ressuscités qui ont la propriété d'être incorruptible et spirituels, comme celui du Christ. Tout cela nous arrivera d'un seul coup au son de la dernière trompette (C'est dur. Paul prend les arguments qu' il peut, dans tout ce chapitre 15 de 1 Corinthiens). A ce drame s'en est joint un autre: ses fidèles ont failli l'abandonner. Cette épreuve traverse toute la 2ème aux Corinthiens.
-Paul s'est habitué à cette idée qu'il allait mourir. Mais après tout qu'importe. Christ est bien mort lui aussi. Si son esprit est en moi, j'ai l'essentiel, que je sois vivant ou que je meure. Chrétiens, nous sommes déjà citoyens des cieux.

 
Tout cet achèvement se développe au cours de la dernière Epitre sûrement authentique de saint Paul, l'Epître aux Philippiens. On voit qu'elle n'a rien d'une spéculation dans un bureau et devant sa feuille de papier. Chacun de nous fut jeune un jour, et vieillira jusqu'à ce que vienne la mort, après des joies et des douleurs. C'est l'exemple même de Paul, de sa lutte pour faire partager à d'autres sa foi, qui sera désormais notre Parole de Dieu. D'une petite communauté groupée autour d'une illusoire fin du monde libératrice à Jérusalem, Paul a tiré pour les Juifs et les non-Juifs, donc à la dimension de l'Humanité entière, une manière de donner un sens à la vie qui traversera les siècles.
Auguste Sabatier a tenté une analyse du même ordre concernant la vie de Jésus, avec moins de succès, mais aussi des sources moins abondantes. Albert Schweitzer eut une opinion très négatives sur les essais de Vie de Jésus. Pourtant, le procès et la Passion de Jésus sont accessibles à l'analyse historique. D'autre part, les connaissances relatives au contexte palestinien contemporain font régulièrement des progrès. La difficulté majeure est, pour les passages qu'on peut dire historiques, de les situer dans une chronologie, et de situer des paroles d'enseignement dans cette chronologie.
Mais, cela dit, deux évènements autres que la Croix peuvent être considérés comme bornes milliaires dans la vie de Jésus. L'un, apparemment quand il vient de choisir ses douze apôtres, et que sa famille l'a cru fou. (Marc,3,21) L'autre quand il chasse les marchands du Temple à coups de fouet. (Jean 2,15)
On a le droit de penser, pour l'un, que Jésus agissait pour la première fois en tant que Messie. Quant à l'autre, il apparaît aux autorités romaine et juive comme un scandale public, à réprimer. Donc ce scandale doit être le point de départ de l'Affaire Jésus. Vouloir nier tout essai de classement chronologique par rapport à ces deux faits, cela paraît surtout lié à la volonté de privilégier deux évènements qui, eux, n'entreront jamais dans aucune chronologie: la conception virginale et les scènes au Sépulcre sur la Résurrection- auxquelles saint Paul ne fait jamais la moindre allusion.
Autrement dit, même si les données sont insuffisantes pour une biographie en bonne et due forme, les recherches historiques sur la vie de Jésus restent bel et bien à l'ordre du jour. D'ailleurs, vulgarisation ou érudition pointue, voire farfelue, elles suscitent toujours le plus vif intérêt dans le public.
Sabatier reçut un renfort idéologique de grand poids dans sa vision de la Révélation par le témoignage de l'Histoire, avec son illustre homonyme Paul Sabatier. Celui-ci, avec sa Vie de saint François d'Assise (1893), et plus encore avec les trouvailles qui suivirent et confirmaient la base documentaire de la biographie du saint, apportait aussi le même témoignage d'une biographie scientifique. Là encore, le fait nouveau est que le message est porté non par les reliques, les récits de miracles, ou quelques paroles isolées. Il est contenu dans l'aventure entière d'un homme voué à l'imitation du Christ, à travers des épreuves qui l'ont partiellement brisé, voire mené aux limites de l'hérésie, mais finalement tenace jusqu'à la mort. Les deux Sabatier n'étaient pas d'accord en tout, mais ils se sont compris et aimés.
 
Je ne suis pas surpris, écrit Auguste à Paul, mais très heureux de la découverte que vous m'apprenez, et de la nouvelle confirmation que les archives viennent de donner de l'excellence de votre méthode historique. Les faits littéraires, une fois constatés, sont aussi positifs que tous les autres, et ils se relient avec d'autres faits qui finissent par se découvrir quand la chose est possible. Cela me donne du courage et de la joie dans la même méthode de critique littéraire que j'applique aux premiers documents du christianisme. (14 janvier 1899. arch.Urbino)

Un chemin nouveau se dessine à l'approche du XX°siècle: Nous arrivons au Temps des Biographies. Voyez comme elles fleurissent aujourd'hui, et comme elles intéressent. Le fait nouveau, c'est que les saints ne sont plus parfaits. Paul ne l'était pas. Newton eut ses petitesses. C'est le triomphe des archivistes!
Et le débat sur la Trinité ? il n'en est plus question. C'est un débat d'arrière-garde. Samuel Vincent le croyait déjà, trop tôt peut-être. Mais le temps des libéraux pourrait revenir avec quelques rééditions. Je rappelle cette autre grande biographie, de Sébastien Castellion par Ferdinand Buisson, 1892. Il suffit de tomber sur les écrits d'un Coquerel, par exemple, pour constater à quel point il a peu vieilli, et en tout cas beaucoup moins que ... d'autres. Ils sont tous Unitariens de fait, sans le dire.
                            XVI               La division unitarienne.
 
Les circonstances n'ont pas permis aux libéraux français de se disputer comme en Transylvanie au XVI°siècle pour savoir s'il fallait, ou non, adorer le Christ Jésus. Le drame d'un Ferencz David, enfermé pour avoir opté en faveur de la négative, leur a donc été épargné. Mais on peut neutraliser un gêneur aujourd'hui sans l'enfermer, et c'est ce qui va se produire en France. Tous les "non-adorants" sont exclus de la mémoire protestante française, même s'ils ont laissé leur trace ailleurs. La division est dans la logique de la liberté chaque fois qu'il y a des enjeux de pouvoir. L'Autorité, depuis l'Empereur Constantin, exige l'unité doctrinale, et donc LA religion de l'Autorité, y compris dans le Protestantisme ainsi que le montrait déjà Samuel Vincent, pressentant le danger à venir.
Cette division est exprimée en France par deux interprètes éminents, amis et adversaires, Ferdinand Buisson, et Charles Wagner, dans un livre commun: La Libre Pensée et le Libéralisme Protestant (1903).
Pour Buisson, la Libre Pensée est l'expression logiquement achevée de la Réforme protestante. Ceux qui persistent dans les formes de la piété traditionnelle manquent un peu de courage et de sincérité, surtout au niveau de l'enseignement religieux. Finies, les concessions pour l'Unité. Il avait été un apôtre du Protestantisme libéral. Les campagnes de dénigrement contre sa thèse sur Castellion (1892) l'ont convaincu que cette cause était perdue à terme. Le livre se vendit mal, et la plus grande partie de l'édition fut mise au pilon en 1932. Il eut une nouvelle fortune en Italie, avec Delio Cantimori, Eretici Italiani del Cinquecento (1939), où l'on retrouve son héros, rebaptisé Castellione...
Avec Buisson, signalons Jean-Jacques Kaspar. Ancien missionnaire à Madagascar entre 1901 et 1904, il s'est signalé par un talent et une ténacité incroyables pour sauver la vie à un pauvre Malgache d'Ambositra. Victime d'une dénonciation calomnieuse, ce Malgache risquait d'être fusillé. Qui connaît Madagascar à l'époque comprendra que Kaspar gênait tout le monde. Il ne revint pas à Madagascar après son congé en France. On le retrouve au côté de Ferdinand Buisson en 1907, comme Sécrétaire Général de la Fédération de la Libre Pensée. Puis il mobilise la France et l'Allemagne pour l'Affaire Francesco Ferrer, aussi grave que l'Affaire Dreyfus. Ferrer est un militant catalan de la Libre Pensée, qui sera fusillé au Monjuich à Barcelone, où se dresse aujourd'hui son monument. Après tout, Jésus ne fut-il pas la grande victime d'un meurtre judiciaire ?
On ne peut citer ici tout le monde. Mentionnons encore Félix Pécaut, fondateur de l'Ecole Normale Supérieure de Jeunes Filles de Fontenay-aux-Roses en 1880. Sa mémoire y fut vénérée.
Encore, Jules Steeg. Pasteur à Libourne, il fut traduit en Cour d'Assises à Bordeaux en 1872 pour Offense au Culte Catholique. Il avait commis un article dans son journal paroissial ridiculisant le dogme catholique de la Transsubstantiation. Il se défendit lui-même devant la Cour. Si j'avais organisé une conférence ou un débat sur ce sujet, dit-il en substance, je n'aurais attiré personne. Mais, grâce à vous, je passionne un large public! Avant de délibérer, le Président lut le témoignage d'un Evangélique contre Jules Steeg. Il ne répondit pas, et fut acquitté aux acclamations du public. On ne s'étonnera pas qu'il ait quitté le pastorat, après le Synode National de 1872 et la montée du pouvoir "orthodoxe".
On le retrouve aux côtés de Ferdinand Buisson et de Jules Ferry, créant l'Ecole Publique obligatoire. Il est l'auteur, en 1884, du Cours d'Instruction Morale et Civique, Autorisé pour les Ecoles de la Ville de Paris. Ce Cours contient des articles sur Dieu comparables à ceux de Jaucourt dans l'Encyclopédie. Le grand service public de l'Enseignement laïque sous la Troisième République est né dans ce petit cercle, et il n'était pas antireligieux. Steeg déclara un jour:
 
"Je me sens plus que jamais, à travers tout cela et en cela, pasteur protestant. Je ne perds pas de vue "la seule chose nécessaire" bien qu'il soit impossible de la présenter directement à notre peuple. A Paris, à Lausanne, je serais resté théologien. Ici, et dans toute la France, il faut aborder le problème autrement. Je n'aurai pas perdu mon temps si je parviens à créer un foyer de vie politique, morale, intellectuelle, qui rayonnera sans moi, après moi. Peut-être ne parviendrai-je à rien du tout. C'est bien possible. Mais, du moins, j'aurai tenté. (Cit. F. Buisson. La Foi laïque, Paris 1912, p.65)

L'oeuvre de tous ces protestants éminents a été effacée même de la mémoire protestante.
                                                                  
Après une évocation des "non-adorants" qui ont quitté l'Eglise Protestante, parlons de ceux qui sont restés. La réplique de Charles Wagner est une défense émouvante et éloquente. Wagner reste un des plus authentiques représentants du Libéralisme Protestant. La foi s'appuie sur des liens affectifs puissants. Tous les témoins cités plus haut sont allés vers la Libre Pensée, qui se proclame indépendante de toute Eglise, à la suite de scandales qui les ont personnellement atteints. Sont restés pasteurs d'une Eglise ou bien chrétiens confessants ceux qui n'ont pas ressenti de scandale. Ils ont été retenus par les grands souvenirs anciens, et par des liens affectifs comme la vie réelle en impose parfois. Ils ont eu la confiance que leur dévouement à l'unité serait reconnu pour ce qu'il était, et non pour l'aveu de leurs erreurs. L'appui positif de la foi chrétienne, et l'on peut dire rationnel, ce sont les faits incontestables de l'Histoire Biblique et surtout Evangélique. C'est encore dans l'Histoire que la Foi Chrétienne trouve son appui le plus sûr.
Avec Wagner, mentionnons le pasteur Xavier Koenig. En 1902, il est le principal orateur des Conférences Evangéliques Libérales. Il s'agissait du problème de l'Histoire sainte et de son enseignement. De l'absolue sincérité due aux enfants. L'année suivante, en novembre 1903, c'est la Conférence Evangélique (orthodoxe) de Bordeaux, avec 500 participants. Le principal orateur, sur le même problème, est le pasteur Adolphe Causse. S'appuyant notamment sur des autorités orthodoxes reconnues, telles que le Professeur Alexandre Westphal, il développe lui aussi le thème de la sincérité, due à des enfants confrontés tous les jours à l'agressivité d'une laïcité antireligieuse militante. La Création en sept jours ridiculise à leurs yeux pasteurs et moniteurs qui s'y obstinent. Et il fait approuver à l'unanimité une motion recommandant les manuels de Xavier Koenig....et que l'Autorité n'approuva point. Il n'y eut aucune suite. Si, tout de même. Peu de temps après, on apprend par le pasteur Jean Bianquis, Sécrétaire Général de la Société des Missions Evangéliques, alors à Madagascar, que Xavier Koenig était candidat pour venir comme missionnaire à Madagascar. Et Bianquis déplore que Koenig soit refusé sur la seule décision du Directeur des Missions. Il eût aimé travailler avec Koenig, bien plus qu'avec...d'autres.
 
C'est ainsi que se réaliseront peu à peu, avec le temps, certaines hypothèses pessimistes de Samuel Vincent: Le monde leur tournera le dos, et ils ne seront plus qu'un corps imperceptible.
 
                                                           CONCLUSION
 
Les liens affectifs peuvent permettre à une communauté de Résister, et longtemps. Mais la Liberté seule a le pouvoir d'attirer l'adhésion, jusqu'à la conviction et parfois le sacrifice de soi.
Jean-Jacques Kaspar s'est découvert à Madagascar une magnifique vocation d'avocat dans la défense d'un malheureux a priori condamné. On pense à une variation sur la parabole de saint Matthieu, ch.25, Quand tu as défendu l'un de ces petits, c'est MOI que tu as défendu.
Mais la compassion ne fait pas de la victime un Maître à suivre. C'est dans la vie et dans l'enseignement de Jésus qu'il faut trouver des raisons d'être chrétien. Il faut s'appuyer sur l'Histoire. A notre siècle de biographies, c'est vrai plus que jamais. L'Autorité ne peut plus reposer que sur des convictions partagées, sur la confiance qu'engendre la sincérité.
Dans cet esprit, quel est pour nous l'enseignement de Jésus ? Il est double.

Le premier point est l'exception à la Loi.
Il ne s'agit nullement de contestation idéologique. Sa forme la plus précise se trouve dans Luc 6,4: Voyant quelqu'un travailler le jour du sabbat, Jésus lui dit: Homme, si tu sais ce que tu fais, sois béni. Mais si tu ne le sais pas, sois maudit, car tu transgresses la Loi. (Cette parole n'est pas dans tous les manuscrits. C'est le grand exégète Joachim Jeremias (Unbekannte Jesusworte, 1963, Paroles inconnues de Jésus) qui en a donné une étude approfondie, concluant à son authenticité).
C'est dans ce contexte qu'il convient d'apprécier la déclaration de Jésus avant de guérir, un jour de sabbat, un paralysé de la main: Il est permis de faire du bien les jours du sabbat (Matthieu 12,12).
La Loi est une expression de la volonté bonne de Dieu, mais il est permis à l'homme, en allant dans le sens de la volonté même de Dieu, de chercher à faire mieux encore. Là est la Liberté, et elle ne s'arrêtera même pas aux actions de Jésus. Il dit ainsi à ses proches: Celui qui croit en moi fera aussi les oeuvre que je fais, et il en fera de plus grandes, parce que je vais au Père (Jean 14,12).
 
Le second point est que l'essentiel n'est pas de professer la Loi, mais d'agir selon ce qu'elle ordonne. Tel est le sens de la célèbre parabole du Bon Samaritain (Luc 10,30-37). Les Samaritains étaient les ennemis intimes des Juifs. Aussi, prendre comme exemple un tel fait divers n'a pas manqué de rendre Jésus suspect de trahison. On le lui dit même en face à l'occasion: N'avons-nous pas raison de dire que tu es un Samaritain, et que tu as un démon ? (Jean 8,48). Le Samaritain joue ici, moralement, le même rôle que le Grec dans la pensée de saint Paul: Il est le non-Juif. Notre frère est partout, dans le monde entier, s'il agit d'une manière comparable à ce qu'est pour nous l'Action Bonne.
 
N'ayons surtout pas la prétention d'être les seuls à faire de ces deux points la base de notre religion: on la trouve exprimée avec talent dans le livre de Marek Halter, La Force du Bien (1995), et aussi sur la Colline des Justes à Jérusalem. On la trouve aussi dans les traditions de l'Islam, et plus loin encore.
Dans une lettre écrite en 1999, Jacques Proust, le grand spécialiste de l'Encyclopédie, devenu japonisant distingué, reconnaissait cette base, en particulier dans l'amidisme, inspiré du Bouddha Amida, dont le sanctuaire principal est à Kamakura au Japon. Maurice Leenhardt, autrefois, reconnaissait la valeur religieuse du pilou, une fête des Canaques de Houaïlou en Nouvelle-Calédonie.
En sorte que, la vie étant limitée, il ne s'agit pas de vouloir nouer des relations avec tout le monde. Notre attachement à la communauté qui nous a fait naître est un attachement culturel. Il ne prétend à aucun monopole de la vérité, n'exclut pas non plus les "orthodoxes aimables". Quand on a reçu dans la foi protestante l'Evangile et la Liberté, il n'est pas possible de renoncer à cet héritage. Mais on peut comprendre les attachements culturels des autres, connus ou inconnus, à leur propre héritage, et aussi les accueillir fraternellement s'ils viennent à nous.
Arius fut calomnié, et l'est encore, puisqu'en fait il croyait à la divinité de Jésus. Mais le débat a changé de nature. Auguste Sabatier fit un jour une leçon sur les adieux de saint Paul aux Chrétiens d'Ephèse (Actes 20,17-37). Paul Sabatier rapporte l'émotion des étudiants qui se retirèrent ensuite bouleversés dans leurs chambres. (Le Protestant, 6 mars 1897). Ces Chrétiens d'Ephèse ne sont pas très loin de nous.
Adorer le Christ, ou ne pas l'adorer. Si je tiens le Christ pour mon Maître, qu'importe le mot ?                    Nous sommes sortis du Labyrinthe d'Athanase.
Maurice Causse


















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